Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/245

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membres d’une même famille qui, s’employant chacun selon ses moyens, ne songent qu’à faire prospérer la masse commune. Ce que la nécessité eût dû nous contraindre de faire, nous étions loin de le mettre en pratique ; nous nous débattions encore sur les débris de quelque luxe et les restes de quelque ambition.

Quand l’attachement à la personne de l’Empereur nous réunit autour de lui, le hasard seul, et non pas les sympathies, présida à notre agglomération ; ce fut un ensemble purement fortuit, et non le résultat des affinités. Aussi formions-nous masse à Longwood, plutôt par encerclure que par cohésion. Et comment en eut-il été autrement ? Nous étions presque tous étrangers les uns aux autres, et malheureusement, les circonstances, l’âge, le caractère, étaient en nous autant de dispositions à le demeurer.

Ces circonstances, bien que légères, ont eu pourtant la conséquence fâcheuse de nous priver, en grande partie, de nos plus douces ressources. Elles ont empêché parmi nous cette confiance, cet épanchement, cette union intime, qui peuvent répandre quelques charmes, même au sein des plus cruelles infortunes. Mais aussi, par contre, ces mêmes circonstances m’ont bien souvent rendu témoin des dispositions privées du cœur de l’Empereur : ses invitations indirectes à nous unir et à confondre nos sentiments ; son soin constant à nous épargner tout juste motif de jalousie ; cette distraction calculée qui lui dérobait ce dont il ne voulait pas s’apercevoir ; enfin, jusqu’aux gronderies même si paternelles dont nous nous rendions quelquefois l’objet, et qui, pour le dire en passant à l’honneur de chacun de nous, étaient évitées avec autant de zèle, reçues avec autant de respect que si elles fussent émanées du trône des Tuileries.

Qui aujourd’hui sur la terre pourrait se flatter de connaître dans l’Empereur l’homme privé plus que moi ? Qui a possédé les deux mois de solitude au désert de Briars ? Qui a joui de ces longues promenades au clair de lune, de ces heures nombreuses écoulées avec lui ? Qui a eu comme moi l’instant, le lieu, le sujet des conversations ? Qui a reçu le ressouvenir des charmes de l’enfance, le récit des plaisirs de la jeunesse, l’amertume des douleurs modernes ? Aussi puis-je m’expliquer à présent bien des circonstances qui semblaient dans le temps, à plusieurs, difficiles à entendre. Je comprends bien, surtout aujourd’hui, ce qui nous frappait si fort, et le caractérisait particulièrement aux jours de sa puissance, savoir : qu’on n’était jamais complètement perdu avec lui ; que, quelque éclatante qu’eût été la disgrâce, quelque profond qu’eût été l’abîme où l’on avait été jeté, on devait toujours espérer d’en revenir ; qu’une fois auprès de lui, quel-