Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/393

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’était cette connaissance du caractère national, continuait l’Empereur, qui l’avait toujours empêché d’avoir fait usage de la haute-cour. Elle était dans notre constitution, le Conseil d’État en avait même arrêté l’organisation ; mais l’Empereur avait senti tout le danger de l’éclat et de l’agitation que répandent toujours de pareils spectacles. « Une telle procédure, disait-il, était un véritable appel au public, et devenait toujours un grand échec à l’autorité, si l’accusé l’emportait. Un ministère, en Angleterre, pouvait bien supporter sans inconvénient les effets de cet appel perdu ; mais un souverain tel que je l’étais, et dans les circonstances où je me trouvais, ne l’aurait pas pu sans le plus grand danger pour la chose publique ; aussi préférais-je m’en tenir constamment aux tribunaux ordinaires. La malveillance trouva souvent à y redire, et pourtant, de tous ceux qu’il lui plut alors d’appeler des victimes, quel est celui, je vous prie, qui ait survécu populaire à nos dernières épreuves ? Elles ont pris soin de me justifier ; tous demeurent flétris dans l’opinion nationale. »

L’Empereur avait réservé, pour lire avec moi, un article du journal relatif à la voiture qu’il a perdue à Waterloo ; la grande quantité d’expressions techniques le lui avait rendu trop difficile. Le journaliste donnait un détail très circonstancié de cette voiture, et faisait un inventaire très minutieux de tout ce qui s’y trouvait ; il y joignait parfois les réflexions les plus triviales : en mentionnant une petite boîte de liqueur, il observait que l’Empereur ne s’oubliait pas et ne se laissait manquer de rien : en citant certains objets recherchés de son nécessaire, il ajoutait qu’on pouvait voir qu’il faisait sa toilette en homme comme il faut (l’expression était en français). Ce dernier mot a produit dans l’Empereur une sensation que n’eût pas excitée sans doute un sujet plus important. « Mais, me dit-il avec une espèce de dégoût mêlé de douleur, ce peuple d’Angleterre me croit donc un animal sauvage ? l’a-t-on amené véritablement jusque-là ? ou son prince de Galles, espèce de bœuf Apis, m’assure-t-on, ne fait-il pas sa toilette comme chacun de ceux qui, parmi nous, ont quelque éducation ?… »

Il est certain que j’aurais été Fort embarrassé de lui expliquer ce qu’avait voulu dire le journaliste. Au surplus, il est connu que l’Empereur est la personne du monde qui mettait le moins de prix à ses aises et s’en occupait le moins ; mais aussi, et il se plaît à le confesser, il n’en fut jamais pour qui le dévouement et les soins des serviteurs en réunirent davantage. Comme il mangeait à des heures très irrégulières, on avait trouvé le secret, dans ses courses et ses voyages, d’avoir son dîner fort