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faisait partie d’un convoi dont les autres bâtiments étaient arrivés depuis près d’un mois. Sur ces bâtiments était le fameux palais de bois qui avait rempli toutes les gazettes d’Angleterre et probablement celles de toute l’Europe. Là étaient aussi les meubles magnifiques, les envois splendides que ces mêmes gazettes ont tant annoncés. Le palais de bois s’est trouvé n’être qu’un certain nombre de madriers bruts dont on ne sait que faire ici, et qui demanderaient plusieurs années pour être employés convenablement ; le reste s’est trouvé à l’avenant. L’ostentation, la pompe, le luxe, ont été pour l’Europe ; la vérité et les misères pour Sainte-Hélène.


Iliade, Homère.


Mardi 7.

Le gouverneur est venu vers les quatre heures, a fait le tour de l’établissement et n’a demandé aucun de nous. Sa mauvaise humeur s’accroît visiblement, ses manières deviennent farouches et brutales.

Sur les cinq heures, l’Empereur m’a fait demander ; le grand maréchal y était depuis longtemps. Après son départ, nous avons causé littérature ; nous avons passé en revue tous les poèmes épiques anciens et modernes. Il s’est arrêté sur l’Iliade, en a pris un volume, et en a lu tout haut plusieurs chants. Cet ouvrage lui plaisait infiniment. « Il était, disait-il, ainsi que la Genèse et la Bible, le signe et le gage du temps. Homère, dans sa production, était poète, orateur, historien, législateur, géographe, théologien : c’était l’encyclopédiste de son époque. »

L’Empereur estimait Homère inimitable. Le père Hardouin avait osé attaquer cette antiquité sacrée, et l’attribuer à un moine du Xe siècle. C’était une imbécillité, disait Napoléon. Du reste, ajoutait-il, jamais il n’avait été aussi frappé de ses beautés qu’en cet instant ; et les sensations qu’il lui faisait éprouver lui confirmaient tout à la fois la justesse de l’approbation universelle. Ce qui le frappait surtout, remarquait-il, c’était la grossièreté des manières avec la perfection des idées. On voyait les héros tuer leur viande, la préparer de leurs propres mains, et prononcer pourtant des discours d’une rare éloquence et d’une grande civilisation.

L’Empereur m’a retenu à dîner, « quoique, m’a-t-il dit, vous feriez peut-être mieux d’aller à la table de service ; vous mourrez de faim avec moi.

« – Sire, ai-je répondu, il est sûr que vous êtes bien mal ; mais j’aimerai toujours ce mal au-dessus de toutes choses. »

Il avait souffert de la tête dans la journée ; nous nous en plaignions tous aussi. Je regrettais fort qu’il ne fût pas sorti ; le temps avait été très-beau.