Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/591

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postérité. Fut-il jamais de barbarie plus raffinée que la vôtre, Monsieur, lorsqu’il y a peu de jours vous m’avez invité à votre table sous la qualification de général Bonaparte, pour me rendre la risée ou l’amusement de vos convives ! Auriez-vous mesuré votre considération au titre qu’il vous plaisait de me donner ? Je ne suis point pour vous le général Bonaparte ; il ne vous appartient pas plus qu’à personne sur la terre de m’ôter les qualifications qui sont les miennes. Si lady Loudon eût été dans mon enceinte, j’eusse été la voir sans doute, parce que je ne compte point avec une femme ; mais j’eusse cru l’honorer beaucoup. Vous avez offert, m’a-t-on dit, des officiers de votre état-major pour m’accompagner dans l’île, au lieu du simple officier établi dans Longwood. Monsieur, quand des soldats ont reçu le baptême du feu dans les batailles, ils sont tous les mêmes à mes yeux ; leur couleur n’est point ici ce qui m’importune, mais l’obligation de les voir, quand ce serait une reconnaissance tacite du point que je conteste. Je ne suis point prisonnier de guerre ; je ne dois donc point me soumettre aux règles qui en sont la suite. Je ne suis dans vos mains que par le plus horrible abus de confiance. »

Le gouverneur, au moment de sortir, ayant demandé à l’Empereur de lui présenter son secrétaire militaire, l’Empereur a répondu que c’était fort inutile, que si cet officier avait l’âme délicate, il devait s’en soucier fort peu ; que pour lui il le sentait de la sorte. Qu’il ne pouvait d’ailleurs exister aucun rapport de société entre les geôliers et les prisonniers ; que c’était donc parfaitement inutile. Il a congédié le gouverneur.

Le grand maréchal est venu nous joindre ; il arrivait de chez lui, où le gouverneur était descendu avant et après sa visite à l’Empereur. Il a rendu un compte détaillé de ces deux visites.

En repassant, le gouverneur avait montré une extrême mauvaise humeur, et s’était plaint fortement de celle de l’Empereur. Ne s’en fiant point à son propre esprit, il avait eu recours à celui de l’abbé de Pradt, dont l’ouvrage nous était présent à tous en ce moment. Il avait dit : « Que Napoléon ne s’était pas contenté de se créer une France imaginaire, une Espagne imaginaire, une Pologne imaginaire, mais qu’il voulait encore se créer une Sainte-Hélène imaginaire. » Et l’Empereur n’a pu s’empêcher d’en rire.

Nous avons alors fait notre tournée en calèche. Au retour, l’Empereur s’est mis au bain. Il m’a fait appeler, a dit qu’il ne dînerait qu’à neuf heures, et m’a retenu. Il est beaucoup revenu sur la scène du jour,