Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/738

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Au sujet de ces soins et de cette galanterie, l’un d’eux qui s’était aperçu que l’Empereur, allant au théâtre, oubliait parfois sa lorgnette, dont il faisait un grand usage au spectacle, avait imaginé d’en faire faire une toute semblable et de verres pareils, si bien que la première fois qu’il vit l’Empereur en être privé, il la lui présenta comme la sienne. De retour dans son intérieur, l’Empereur se trouva donc avoir deux lorgnettes, sans qu’on pût lui dire comment. Le lendemain il s’enquit du chambellan dont il l’avait reçue, qui lui répondit simplement que c’en était une en réserve pour son besoin.

L’Empereur ne laissait pas d’être fort sensible à ces soins, innocents en eux-mêmes ; l’on pourrait même dire touchants, s’ils ne venaient que du cœur et s’ils n’avaient d’autre guide qu’une véritable affection ; car alors on ne se montrait pas par là un courtisan servile, mais bien un serviteur tendrement dévoué ; d’autant plus que Napoléon, de son côté, bien qu’on en ait voulu dire dans les salons de Paris, était plein de véritables égards pour les personnes de son service. Quand il quittait Paris pour Saint-Cloud, la Malmaison ou autres lieux, en un mot, ce qu’on appelait à la cour être à la campagne, il admettait d’ordinaire son service au nombre des réceptions privées qui composaient le soir son cercle familier, et dont la faveur était tenue à si haut prix. Dans ces circonstances encore, il faisait manger avec lui ses chambellans. Aussi un jour, à Trianon, à table, et fort enrhumé du cerveau, ce qui lui arrivait souvent, il eut besoin d’un mouchoir ; et comme on courait le chercher, le chambellan de service, assis à ses côtés, et parent de Marie-Louise, s’empressa de lui en présenter un dont il avait eu soin de se précautionner, et voulait reprendre l’autre. « Je vous remercie, dit l’Empereur ; mais je ne pardonnerais pas qu’on pût dire que j’ai laissé M. un tel toucher mon mouchoir sale. » Et il le jeta par terre. Tel était pourtant l’homme que dans nos cercles l’on disait si grossier, si brutal, maltraitant tout son service, et jusqu’aux dames du palais même. Le fait est que l’Empereur, au contraire, était des plus scrupuleusement attaché aux convenances, et fort sensible aux petits soins qu’il recevait, bien qu’il n’en témoignât jamais rien, il est vrai ; c’était manie ou système chez lui ; il fallait savoir le deviner, et l’on s’en apercevait à son œil devenu plus attentif, au son de sa voix plus radouci. Au rebours d’autres qui accablent d’expressions touchantes, qu’ils ne sentent souvent pas, Napoléon semblait s’être fait la loi de contenir ou de déguiser les sensations bienveillantes qu’on lui inspirait. Je crois l’avoir déjà dit ailleurs ; en voici quelques preuves nouvelles qui me