Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/779

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qui ne regardaient qu’eux. Et il commençait à s’animer beaucoup, ce qui porta mon conducteur à me faire signe et à le renvoyer. Il était là sur la corde délicate, me dit le surveillant, et pour peu qu’on l’y eût tenu, il serait devenu furieux.

« Mais je reviens à George III. Le sentiment dominant de ce prince était l’amour du bien public et le bien-être de son pays. Il lui a constamment tout sacrifié, c’est ce qui l’a porté à garder si longtemps M. Pitt, pour lequel il avait conçu une grande répugnance, parce qu’il en était fort maltraité.

« La crise étant des plus grandes pour l’Angleterre, le péril imminent, les talents du premier ministre supérieurs, celui-ci était donc nécessaire. Abusant de cette circonstance, toute-puissante sur l’esprit du monarque, M. Pitt le gouvernait avec dureté et sans aucun ménagement ; à peine lui laissait-il la disposition de la moindre place. Un emploi venait-il à vaquer, le roi avait-il à récompenser quelque serviteur particulier, il arrivait toujours trop tard, M. Pitt venait d’en disposer, et pour le bien de l’État, disait-il, pour le succès du service parlementaire. Si le roi témoignait trop son mécontentement, M. Pitt avait sa phrase toute prête et toujours la même, il allait se retirer et céder sa place à un autre. Arriva enfin une circonstance très délicate pour la conscience du roi, qui était fort religieux : l’émancipation des catholiques d’Irlande, à laquelle il se refusait avec obstination. M. Pitt insistait vivement ; il s’y était engagé, disait-il, et il s’appuya de sa menace ordinaire : pour cette fois le roi le prit au mot, et dans sa joie de se voir délivré, il répétait le jour même à plusieurs qu’il venait de se défaire du taureau qui depuis vingt ans lui donnait de la corne dans le ventre. Et il n’est peut-être pas inutile de faire connaître ici comme une singularité remarquable, au sujet des mauvais traitements de M. Pitt pour le roi, qu’on a entendu dire à George III que de tous ses ministres, M. Fox, tant accusé de républicanisme, et peut-être avec quelque raison, avait été celui qui, venu à la tête des affaires, lui avait constamment montré le plus d’égards, de déférence, de respect et de condescendance.

« Toutefois tel était sur l’esprit du roi l’ascendant de l’utilité publique, qu’en dépit de toute sa répugnance il reprit M. Pitt au bout d’un an. On crut dans le temps que M. Pitt, en se retirant, avait eu l’adresse d’asseoir au ministère M. Addington, sa créature, afin de s’y replacer bientôt sans obstacles ; mais il a été prouvé plus tard que M. Pitt avait été contraint de recourir lui-même aux intrigues pour renverser