Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/786

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« En 1814, lors de ma course à Londres, j’ai eu l’honneur d’être présenté au prince de Galles à Carlton-House. – Et que diable alliez-vous faire là ? m’a dit l’Empereur. – Votre Majesté a certainement bien raison ; mais j’y fus conduit par une espèce de point d’honneur ; je crus ne pouvoir pas faire autrement : beaucoup de Français étaient en cet instant à Londres ; j’étais le seul qui eût approché Votre Majesté, porté ses couleurs, suivi la ligne qu’on semblait réprouver en cet instant. Quelqu’un m’ayant dit que les autres ne souffriraient certainement pas ma présentation, cela me décida. Nous fûmes en effet vingt-deux Français présentés à la fois à un des grands levers du prince, et je dois dire que je ne vis jamais plus de grâce dans les manières, plus de charmes dans l’expression, plus d’harmonie dans tout l’ensemble, je crus apercevoir le beau idéal du bon ton. Je conçus tout le pouvoir, toute la vérité de cette magie d’enchantement que j’avais entendu si souvent lui attribuer ; et encore en ce moment, Sire, en me retraçant cette belle figure où je croyais lire l’élévation d’âme, l’appréciation, le désir de la gloire, je suis, à me demander comment Votre Majesté se trouve ici ; comment des ministres atroces ont pu le faire condescendre à se déclarer le geôlier, le bourreau ! – Mon cher, m’a dit l’Empereur, c’est que peut-être vous n’êtes pas physionomiste, vous avez pris l’auréole de la coquetterie pour celle de la grandeur, l’occupation de plaire pour l’amour de la gloire ; et puis l’amour de la gloire n’est pas précisément sur la figure ; il se trouve au fond du cœur, et vous ne l’avez pas fouillé[1].

« Et ne me traduisiez-vous pas l’autre jour, a continué alors l’Empereur je ne sais quel papier ou quel ouvrage où il était dit que le prince régent avait fait un grand étalage d’intérêt et de sympathie en faveur des derniers Stuart ? qu’il a mis le plus haut prix à obtenir ce qui leur avait appartenu, ce qu’ils avaient laissé ? qu’il parlait d’élever un monument au dernier d’entre eux ? Il y a là-dedans, a ajouté l’Empereur, encore bien plus de calcul que de magnanimité ; c’est qu’il est soigneux d’affirmer et de consacrer leur extinction. Là commence, se dit-il, sa légitimité, sa sécurité, et il a raison. Si de mon temps et dans les circonstances où les ministres anglais avaient plongé l’Angle-

  1. Depuis ces paroles, la grande victime a succombé ! ... Moi, son serviteur, j’ai vu commencer ses tortures ; d’autres m’ont transmis les angoisses de sa longue agonie !!!… Elle a expiré !!!… Et l’on n’a cessé de frapper constamment au nom du prince ! Aussi immortelle victime a-t-elle laissé de ses propres mains ces mots terribles : « Je lègue l’opprobre de ma mort à la maison régnante d’Angleterre !… »