Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/23

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la sottise même, l’on pourrait dire, en dépit de tout leur esprit, semblent être spécialement leur lot. Quand parfois, voulant m’amuser, je me suis laissé aller avec eux à lâcher les rênes et à encourager la confiance, j’ai entendu, moi, aux Tuileries, sous le consulat et l’empire, l’égal de tout ce que vous dites là ; nul ne doutait jamais de rien : l’amour des Français pour leurs rois avait passé tout entier à ma personne, me disait-on ; je pouvais désormais faire tout ce qui me plairait, j’en devais user, je ne rencontrerais jamais d’autres obstacles qu’une poignée d’incorrigibles maudits de tous. Cette contre-révolution tant redoutée, me disait un autre, n’avait été qu’un jeu d’enfant pour moi ; elle n’avait pas fait un pli dans mes mains. Et croira-t-on ceci ? il n’y manquait, me disait-il avec insinuation, que de substituer l’ancienne couleur blanche à celles qui nous avaient fait tant de tort en tous lieux. L’imbécile, c’était là la seule souillure qu’il nous trouvât désormais. J’en riais de pitié, bien que j’eusse de la peine à me contenir ; mais, pour lui, il était de la meilleure foi du monde, bien persuadé qu’il était dans mon sens, et, bien plus encore, que l’universalité pensait-comme lui[1]. Mais continuez. »

« L’apparition du duc de Brunswick à Coblentz et l’arrivée du roi de Prusse à la tête de ses troupes furent un grand sujet de joie et d’espérance pour toute l’émigration. Le ciel s’ouvrait enfin devant nous, s’écriait-on ; nous allions donc rentrer dans la terre promise ! Toutefois les gens de jugement et d’expérience prononcèrent, dès le premier abord, que notre crise aurait l’issue de toutes celles qui lui ressemblent dans l’histoire ; que nous ne serions que des instruments ou des prétextes pour les étrangers, qui ne cherchaient que leur intérêt et ne nous portaient aucun sentiment.

« M. de Cazalès, que peu de temps avait formé beaucoup, nous l’exprima avec bien de l’énergie. Nous considérions en extase les Prussiens qui défilaient dans les rues de Coblentz pour gagner nos frontières. « Jeunesse insensée, nous dit-il, vous admirez avec sympathie cette troupe et tout son attirail ; vous vous réjouissez de sa marche ; frémissez-en plutôt ! Pour moi, je voudrais voir le dernier de ces soldats dans le Rhin. Malheur à qui appelle l’étranger dans son pays ! Ô mes amis ! continua-t-il avec chaleur, la noblesse française n’y survivra

  1. Il est sûr que c’est le propre des hommes de s’abuser sur le sentiment qu’on leur porte. À Coblentz, où nous jetions tant d’argent, où une jeunesse aimable et brillante, bien plus à craindre sans doute par l’excès que par le manque de son éducation, remplissait toutes les maisons et parcourait toutes les familles, il nous était permis de croire que nous devions y être aimés ; aussi nous croyions-nous adorés.