Page:LeMay - Essais poétiques, 1865.djvu/12

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sée ? Qu’est-ce que l’homme qui travaille du matin au soir, comme le mulet, et qui laisse son esprit s’abrutir, s’identifier, en quelque sorte, avec la matière dont il s’occupe sans cesse ? Quelle jouissance a-t-il de plus que l’animal dont il se sert pour labourer son champ ?

Il en est toutefois qui travaillent des bras et de l’intelligence ; qui se délassent de leurs labeurs en lisant ou en pensant ; qui savent même méditer en travaillant : ceux-là sont des hommes dignes d’envie ; ils sont les favoris de la Providence. Mais autre chose encore est d’élever de temps à autre, en se livrant aux travaux manuels, son esprit vers les choses supérieures, vers les mondes inconnus, vers ce ciel étonnant et magnifique qui se déroule sur nos têtes ; et autre chose de mettre de l’ordre dans ses pensées ; de châtier ses expressions, de polir ses phrases et de les soumettre au rythme, à la mesure et à la mélodie du vers. On peut être penseur et laboureur ou artisan en même temps ; mais il est difficile d’être écrivain. Car celui qui revient à sa maison, le soir, après avoir fait de rudes travaux dans la journée, n’est guère disposé aux rêveries : il ne sent pas beaucoup la flamme poétique se réveiller dans son âme ; et si son imagination veut prendre son essor, elle retombe bientôt sur le sol durci, car elle est enchaînée en quelque sorte au corps fatigué ou souffrant qui la rappelle sans cesse auprès de lui. Alors s’il s’échappe un cri du cœur, c’est un cri de peine, une plainte amère, quelquefois une malédiction. L’âme se plaint et s’indigne d’être captive ; elle se sent faite pour une autre destinée ; ce corps dont