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LES MENEURS DES FOULES

au milieu de rudes généraux qui s’apprêtaient à faire un dur accueil au jeune intrus que le Directoire leur expédiait. Dès la première minute, dès la première entrevue, sans phrases, sans gestes, sans menaces, au premier regard du futur grand homme, ils étaient domptés. Taine donne, d’après les mémoires des contemporains, un curieux récit de cette entrevue.

« Les généraux de division, entre autres Augereau, sorte de soudard héroïque et grossier, fier de sa haute taille et de sa bravoure, arrivent au quartier général très mal disposés pour le petit parvenu qu’on leur expédie de Paris. Sur la description qu’on leur en a faite, Augereau est injurieux, insubordonné d’avance : un favori de Barras, un général de vendémiaire, un général de rue, regardé comme un ours, parce qu’il est toujours seul à penser, une petite mine, une réputation de mathématicien et de rêveur. On les introduit, et Bonaparte se fait attendre. Il paraît enfin, ceint de son épée, se couvre, explique ses dispositions, leur donne ses ordres et les congédie. Augereau est resté muet ; c’est dehors seulement qu’il se ressaisit et retrouve ses jurons ordinaires ; il convient, avec Masséna, que ce petit b… de général lui a fait peur ; il ne peut pas comprendre l’ascendant dont il s’est senti écrasé au premier coup d’œil. »


Devenu grand homme, son prestige s’accrut de toute sa gloire et devint au moins égal à celui d’une divinité pour les dévots. Le général Vandamme, soudard révolutionnaire, plus brutal et plus énergique encore qu’Augereau, disait de lui au maréchal d’Ornano, en 1815, un jour qu’ils montaient ensemble l’escalier des Tuileries : « Mon cher, ce diable d’homme exerce sur moi une fascination dont je ne puis me rendre compte. C’est au point que moi, qui ne crains ni dieu ni diable, quand je