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LIMITES DE VARIABILITÉ DES CROYANCES

réclame, et, dans vingt ans, il en sera probablement de même pour la critique théâtrale.

Épier l’opinion est devenu aujourd’hui la préoccupation essentielle de la presse et des gouvernements. Quel est l’effet produit par un événement, un projet législatif, un discours, voilà ce qu’il leur faut savoir sans cesse ; et la chose n’est pas facile, car rien n’est plus mobile et plus changeant que la pensée des foules, et rien n’est plus fréquent que de les voir accueillir avec des anathèmes ce qu’elles avaient acclamé la veille.

Cette absence totale de direction de l’opinion, et en même temps la dissolution des croyances générales, ont eu pour résultat final un émiettement complet de toutes les convictions, et l’indifférence croissante des foules pour ce qui ne touche pas nettement leurs intérêts immédiats. Les questions de doctrines, telles que le socialisme, ne recrutent de défenseurs réellement convaincus que dans les couches tout à fait illettrées : ouvriers des mines et des usines, par exemple. Le petit bourgeois, l’ouvrier ayant quelque teinte d’instruction soit devenus d’un scepticisme ou tout au moins d’une mobilité complète.

L’évolution qui s’est ainsi opérée depuis trente ans est frappante. À l’époque précédente, peu éloignée pourtant, les opinions possédaient encore une orientation générale ; elles dérivaient de l’adoption de quelque croyance fondamentale. Par le fait seul qu’on était monarchiste, on avait fatalement, aussi bien en histoire que dans les sciences, certaines idées très arrêtées et, par le fait seul qu’on était républicain, on avait des idées tout à fait contraires. Un monarchiste savait pertinemment que l’homme ne descend pas du singe, et