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L’ÈRE DES FOULES

que nous pouvons craindre, mais c’est ce que nous pouvons encore savoir.

Quoi qu’il en soit, il faut bien nous résigner à subir le règne des foules, puisque des mains imprévoyantes ont successivement renversé toutes les barrières qui pouvaient les contenir.

Ces foules, dont on commence à tant parler, nous les connaissons bien peu. Les psychologues professionnels, ayant vécu loin d’elles, les ont toujours ignorées, et quand ils s’en sont occupés, dans ces derniers temps, ce n’a été qu’au point de vue des crimes qu’elles peuvent commettre. Sans doute il existe des foules criminelles, mais il existe aussi des foules vertueuses, des foules héroïques, et encore bien d’autres. Les crimes des foules ne constituent qu’un cas particulier de leur psychologie, et on ne connaît pas plus la constitution mentale des foules en étudiant seulement leurs crimes, qu’on ne connaîtrait celle d’un individu en décrivant seulement ses vices.

À dire vrai pourtant, tous les maîtres du monde, tous les fondateurs de religions ou d’empires, les apôtres de toutes les croyances, les hommes d’État éminents, et, dans une sphère plus modeste, les simples chefs de petites collectivités humaines, ont toujours été des psychologues inconscients, ayant de l’âme des foules une connaissance instinctive, souvent très sûre ; et c’est parce qu’ils la connaissaient bien qu’ils sont si facilement devenus les maîtres. Napoléon pénétrait merveilleusement la psychologie des foules du pays où il a régné, mais il méconnut complètement parfois celle des foules appartenant à des races différentes[1] ; et c’est

  1. Ses plus subtils conseillers ne la comprirent pas d’ailleurs davantage. Talleyrand lui écrivait que « l’Espagne ac-