Page:Le Correspondant 114 150 - 1888.pdf/145

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

mes goûts. Penser tout haut est pour moi un simple penchant de nature dans lequel je me complais. Je croque la vérité comme je croque un bonbon, et, entre les deux friandises, m’est avis que la première est encore la meilleure.

— Je vous remercie pour moi, répéta Frumand toujours grave, et je crois que, du même coup, et pour Bernard, vous avez fait une bonne action.

— Comment cela ?… une bonne action ?

Le jeune homme hésita ; puis il commença très doucement et en tâtant son terrain :

— Oui, parce que ma retraite va permettre à Bernard de se consoler un peu, et qui sait ? peut-être de se reprendre à l’espérance.

— À l’espérance d’épouser Mlle d’Oyrelles ! oh ! oh ! mon ami, vous comptez sans les choses… et sans les gens !…

— Il est vrai, dit modestement Frumand que je ne puis me placer qu’à un seul point de vue : celui de ma tendre amitié pour Bernard. Je ne sais à quelles difficultés, à quels graves empêchements ses désirs peuvent se heurter. Mais, ce que je sais bien, c’est qu’il est aisé de briser à tout jamais un cœur comme le sien.

— Vous croyez ?… vous croyez vraiment que c’est si profond ?… Il y a pourtant bien des jeunes gens qui sont amoureux — qui n’épousent pas, — et qui n’en meurent point.

— Monsieur le marquis, j’ai cru deviner que Bernard s’était mis tout entier dans son amour. Il y cherche la correspondance à ses idées, à ses travaux, aussi bien qu’à ses tendresses. Jeune comme il l’est, avec son âme chrétienne, éprise d’idéal, mettant aux pieds de sa compagne toutes les intégrités de sa vie, il rêve un échange complet des trésors qu’il apporte, et, trouver une femme capable de cet échange, ce n’est pas chose commune…

— Je le comprends, dit M. de Cisay, qui s’était accoudé à la cheminée et écoutait avec beaucoup d’attention.

Frumand était toujours debout. Il s’animait et, se laissant entraîner par ses convictions, devenait plus pressant, devenait tout à fait lui-même. Le sacrifice qu’il venait de décider avait exalté son amitié, déjà si chaude ; il était porté par une puissance de sentiment plus grande qui lui faisait saisir avidement l’occasion d’aider son ami. Il se sentait aussi avec le marquis des affinités qui le mettaient à l’aise. Sans doute M. de Cisay, en dépit de son âge, était un peu neuf sur certaines questions de haute morale qui étaient familières au jeune homme, mais point incapable de les apprécier. Frumand, en faisant appel à la tendresse du marquis pour Bernard avait touché juste. M. de Cisay n’avait qu’une seule qualité éminente, c’était la richesse de son cœur. Par là, il pouvait saisir d’autres