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XIV


Depuis la visite de Frumand, le marquis de Cisay n’était plus le même. On eut dit qu’il portait un monde dans sa tête. Tantôt il s’absorbait dans un silence profond, coupé de gestes et de bouts de phrases ; tantôt il reprenait une exubérance qui, en dépit de son admirable conservation, était extraordinaire pour son âge. S’il eût été poète, on l’eût soupçonné de composer son chef-d’œuvre, car, par moments, il avait des airs inspirés. Mais cette pensée ne pouvait venir à personne. Pourtant tous ceux qui vivaient près de lui s’apercevaient de son état. Il était clair qu’il enfantait quelque chose et que la période de gestation l’agitait. Courtois en était inquiet, d’autant que le marquis avait maintenant des fantaisies qui lui prenaient comme une saute de vent et qui bouleversaient le service de son valet de chambre. Un matin, par exemple, M. de Cisay sonna avant sept heures. Courtois accourut, effaré, et trouva son maître déjà hors du lit et commençant de s’habiller.

— Pour l’amour de Dieu, qu’y a-t-il ? Monsieur le marquis est souffrant ?

— Pas du tout, mon ami. Mais je veux être prêt de bonne heure… J’ai dessein d’aller méditer dans la forêt.

— Méditer dans…

Courtois faillit tomber à la renverse et trouva la chose si forte, qu’il se permit de présenter quelques observations. Mais le marquis lui coupa net la parole :

— Je te dis que le temps me convient, que cette matinée d’avril est de mon goût et que d’ailleurs… j’ai des travaux qui pressent !

Des travaux ! Décidément M. le marquis n’était pas dans son assiette. Il se passait en lui un événement tout à fait anormal, quelque chose comme la grande révolution !

Rien ne le retint. Il resta deux heures absent, et quand il revint, toujours vif, toujours allègre, il fit à Bernard une longue tirade sur la beauté des bois. Bernard l’écouta, un peu surpris. Il n’avait jamais connu à son grand-père ces goûts poétiques. Mais le trouvant plus jeune que jamais avec un bouquet de fleurs forestières enfilé dans la boutonnière, les joues fraîches, une branche d’aubépine bourgeonnante à la main, il se dit qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.

— Un jour ou l’autre, pensa-t-il avec sa présomption affectueuse, un jour ou l’autre grand-père me racontera bien ce qui l’occupe. Laissons-le rêver.

Le comte Rodolphe était moins tranquille. Il aimait mieux voir son père plus expansif, quitte à l’entendre avancer quelque folie