Page:Le Correspondant 114 150 - 1888.pdf/308

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

il se rapprocha du comte, poussé par une impulsion, par un sentiment irrésistible :

— Mon père, dit-il sans préambule, avec sa franchise simple, pouvez-vous me permettre maintenant de songer à Mlle d’Oyrelles ? Ne vous semble-t-il pas que les obstacles dont vous m’aviez parlé sont considérablement diminués ?

Le comte hésita avant de répondre. Il regarda son fils avec étonnement. Il était de ceux qui ont de la peine à croire à l’amour. Pour lui, amour, roman, légendes, autant de billevesées de l’esprit humain, bonnes à mettre dans le même sac. À son avis, la raison seule devait déterminer un homme : quand il était forcé de reconnaître chez d’autres la puissance des entraînements du cœur, il avait peine à comprendre et pensait :

— Que les hommes sont rares !

— Tu en es donc toujours épris ? demanda-t-il à Bernard.

— C’est assez facile à voir ! s’écria le marquis.

— Tu n’es donc pas frappé des avantages immenses que t’apporterait un mariage avec une héritière, avec Mlle Fulston, par exemple ?

Ce seul nom heurta Bernard, comme un choc douloureux.

— Mon père, si vous n’y voulez pas consentir, je n’épouserai pas Jeanne d’Oyrelles, mais il me sera impossible de songer à aucune autre. Je ne me marierai pas, voilà tout… D’ailleurs, l’excès de la fortune, loin de me séduire, m’épouvanterait, et je ne me sentirais pas de taille à en charger mes épaules… Il me semble, au contraire, qu’en ajoutant à la combinaison de mon grand-père, la dot que Mme d’Oyrelles donne à sa fille, nous pourrions vivre dans l’aisance.

— Peut-être !… mais ce sera toujours médiocre, et ce n’est pas là ce que j’avais rêvé pour toi.

Le comte se tut et sembla réfléchir. Il était troublé, hésitant. Il se sentait forcé dans ses derniers retranchements. Au fond, embarrassé comme il l’était depuis quelque temps, il n’était peut-être pas fâché de trouver l’occasion de céder. Mais sa nature autoritaire en souffrait.

— Ah ! reprit-il avec un soupir, j’avais rêvé par toi une élévation de notre famille !

— Eh bien ! tu l’auras, dit le marquis, mais pas de la façon que tu croyais.

Bernard, d’un signe reconnaissant, approuva son grand-père. Il lui dit avec les yeux : c’est bien cela. Vous m’avez compris.

Alors M. de Cisay se tourna complètement vers Rodolphe, et le fixant d’un regard à la fois doux et décidé, il lui posa la main sur l’épaule :