Page:Le Correspondant 114 150 - 1888.pdf/309

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Capitulons, mon fils !… si tu m’en crois, capitulons ! Vois-tu, continua le marquis, Bernard ne suit pas le même chemin que nous. Moi, j’ai passé ma vie le plus doucement possible, sans aucun but, me laissant aller tantôt du bon, tantôt du mauvais côté, suivant que le vent soufflait bien ou mal. Toi, tu as consacré ton existence à creuser les affaires d’argent, tu as fait un mariage avantageux, tu t’es lancé dans la finance… tu as été où tes goûts te portaient. Bernard rêve autre chose. C’est la faute de l’éducation que nous lui avons fait donner. Il n’est plus temps d’y revenir. Il veut consacrer sa vie à faire le bien ; il a grandi dans l’intimité du bon Dieu, et, pour être plus sûr de ne pas se tromper, il veut s’associer une femme qui partage ses idées, et qu’il a choisie entre mille… Est-ce bien ça, Bernard ? dit le marquis, un peu étonné lui-même de ce qu’il exposait.

— Parfaitement, grand-père. Vous êtes un admirable avocat.

— Eh bien ! cette manière de comprendre la vie ne manque pas de grandeur. Elle nous est nouvelle, mais elle a du bon. Si tu m’en crois, Rodolphe, laissons-le faire, et si ce n’est qu’un rêve, laissons-le rêver. Il plaisait au comte d’être à la fois imploré par son fils et par son père. Pour la dernière fois peut-être, il tenait en main son autorité, mais il constatait qu’il la tenait bien, et qu’encore un coup, tout dépendait de lui.

— Je n’ai jamais voulu que le bonheur de Bernard, dit-il, vous le savez bien. Si Bernard le place ailleurs qu’il n’était pour lui dans ma pensée, je crois qu’il se fait illusion ; mais, puisqu’il n’y a pas d’impossibilité, je ne me sens pas le droit de m’opposer plus long temps à ses désirs.

Le marquis s’épanouit :

— Très bien, mon enfant.

— Mon père, dit Bernard, dont le sourire devint radieux, je vous jure que la famille ne déchoira pas, j’en prends l’engagement et j’espère que Dieu le bénira.

— Va donc ! reprit le comte qui se mit à sourire aussi, dirige la barque à ton tour !… Mais ne crains-tu pas que Mlle d’Oyrelles te refuse, comme elle a refusé M. de Frumand ? Elle me paraît un peu bien difficile.

— Qu’en pensez-vous, grand-père ?

— Je pense… qu’il faut s’en assurer.

M. de Cisay se leva. Il était si content du résultat de leurs délibérations qu’il se sentait plus impatient que Bernard. Le fonds fougueux de sa nature s’était entièrement réveillé, et la joie de Bernard lui donnait des ailes. On voyait dans ses yeux passer maints