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— Alors, vous voulez bien ?

— Oui, Bernard, oui…

Et redevenant tout à fait elle-même.

— N’est-ce pas convenu depuis notre première enfance ? Vous seul pouviez être mon mari, Bernard, comme moi seule pouvais être votre femme. Je savais bien que le bon Dieu y avait pensé avant nous, et je vous attendais…

Il lui prit la main droite. Elle le laissa faire. Leurs regards se rencontrèrent et sur les lèvres de Bernard voltigea le premier mot d’amour. Il le dit en tremblant, s’y essayant lui-même, et donnant, dans toute sa suavité, à celle qui allait être sa femme, cette première expansion d’une tendresse qu’il n’avait jamais profanée. Puis, comme des timides, ou plutôt comme des cœurs d’élite, habitués à se préoccuper de choses plus grandes que la terre, ils continuèrent à marcher l’un près de l’autre, la main de Jeanne ayant glissé sur le bras de Bernard et s’y appuyant, en accordant leurs pensées sur les grands devoirs et le grand but de la vie. L’un et l’autre regardaient de haut la longue existence qu’ils entamaient et qu’ils allaient confondre. Ni l’un ni l’autre n’étaient de ces fous qui confient à la seule jeunesse, au premier étonnement du bonheur, la solidité de leur amour. Ils avaient appuyé leur tendresse sur leur mutuelle vertu et comptaient la renouveler chaque jour en faisant chaque jour du bien. C’était là, et dès le début, l’objet de leurs préoccupations. Jeanne avait dit vrai : Dieu les avait créés pour se comprendre. Douceur supérieure à toute autre. Quand Mme d’Oyrelles et le marquis les rejoignirent, ils étaient déjà rentrés au salon. Bernard prit Jeanne par la main, et tous deux s’avancèrent vers Mme d’Oyrelles qui, sans grandes explications, embrassa sa fille et embrassa Bernard comme elle le faisait quand il était enfant et qu’il venait jouer à la Gerbière. Pendant ce temps, le marquis était agité. Ses impressions étaient trop vives pour lui permettre de rester tranquille. Il arpentait le salon d’un bout à l’autre. Puis, sitôt que Mme d’Oyrelles eut fini, il s’avança vers Jeanne, les deux bras ouverts :

— Venez, ma chère petite-fille, venez que je vous fasse à mon tour ma déclaration. Car ce n’est pas d’hier que je suis amoureux de vous, et si vous le permettez, je compte l’être toute ma vie, tant que battra mon vieux cœur. N’est-ce pas, Bernard ?…

— C’est bien ainsi que je l’entends, dit Jeanne.

— Grand-père, reprit Bernard, Jeanne est créée et mise au monde pour faire le bonheur de trois de Cisay.

— Tu as raison, mon enfant. Rien n’est plus vrai.

Le marquis sourit, et, se rapprochant de Mme d’Oyrelles pendant que Jeanne et Bernard se parlaient à mi-voix :