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ON M'A PRÊTÉ UNE VILLA

Une villa familiale : chiffre sur la grille. jardin suspendu où un mascaron sans lèvre vomit nuit et jour une eau continuelle - et ce doit être rafraîchissant de l’entendre glousser - mais pas maintenant ; pyramidal magnolia comme il convient, tout de feuilles vernies au feu — et ce doit être une caresse que de l’entendre crépiter dans le vent mais pas maintenant ; jet d’eau dans une vasque centrale réglable à volonté - et ce doit être agréable de le voir fuser et s’arc-en-ciler en se brisant au soleil et retomber en poussière sur la gorge de belles filles - mais pas maintenant.

Maintenant c’est l’hiver rigoureux, mais on m’a prêté une villa familiale avec chapelle et autel, et sa plantation de rouvres noirs à l’occident, où le rossignol décroche ses trilles et ses roulades aux oreilles d’un silène encroûté - mais pas maintenant - avec des champs y attenant. évalués, quant a la superficie, en nombreux «bras de drap» florentins. et quant au rendement en nombreux barils d’huile topazé extra. la première fleur du pressoir. et en nombreux barils fraternels de vin rubicond. et en innombrables sacs de gentil blé albuminé supérieur, et le paysan m’accueille : «Bonsoir votre Seigneurerie» : comme si la villa était mienne.

Mais maintenant c’est l’hiver rigoureux. cortège funèbre de cyprès sur le chemin vicinal, sanglot rouillé du pavillon sur la tour créneléé ciel bas et chagrin, mauvaise herbe frisée. soleil fugitif, vasque gelée.

Maintenant c’est l’hiver rigoureux : grandes chambres trop vastes, lits trop spacieux, fauteuils ventrus tout démolis. miroirs offusqués. commodes monumentales. sept fois sept escaliers à monter.

On m’a prêté une villa, avec le plein droit de faire les choses qui en cette saison ne peuvent pas se faire. de jouir des choses dont en cette saison on ne peut pas jouir.

Et néanmoins, soit loué le seigneur d’avoir interdit aux riches d’aller à la campagne en cette saison. Les riches doivent faire ce qui leur plaît, et c’est a nous, pauvres, À empêcher que la misère ne fasse des siennes.

Qu’ils pressent leurs biens : à nos bouches affamées. au moins une goutte ils doivent laisser.

On m’a prêté une villa : oh ! comme je la possède totalement cette villa prêtée ! Comme elle s’offre fraîche et gracieuse a ma longue chasteté de possession !

Certes, pour le propriétaire connaisseur. le maître exigeant, elle est pleine de défauts. sans valeur en cette saison. Mais pour moi il n’existe pas de plus belle ville, c’est la seule qu’on m’ait prêtée. Ce n’est pas un lot au cadastre, il n’y a pas de barrière à faire tomber, de cauce en appel pour rectification de bornage.

Mais un pli de l’écorce terrestre avec son air en hauteur infinie avec sa géométrie stellaire. avec ses mille couches de terre. stratifiées en une profondeur d’abîme.