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visages de montréal

pente du fumoir au fauteuil de Jeannine vers lequel tous les hommes glissent. Un grand diable à crinière brune, rosette, nez autoritaire et courbe, yeux de faucon, pique droit sur elle. Il semble en proie à un délire mystérieux. Sa main dessine dans l’air la ligne d’un vase étrusque. Il prend le groupe qui l’entoure à témoin : « Nom de D… ! Quel profil ! Et cette peau, ces cheveux ! » Il a l’air de parler par-dessus des statues. Il examine, en consolidant son lorgnon, un grain de beauté qu’elle a au cou, comme on regarde l’étiquette indéchiffrable d’un objet convoité. Cela est si visible que Jeannine rit, incline la tête et d’une voix innocente : « Allez-y ! Ne vous gênez pas ! » Les dames lapent une gorgée de thé en laissant leurs yeux déborder la tasse. La maîtresse de maison s’approche à la hâte, présente le peintre Rougerat, directeur des Beaux-Arts.

Jeannine s’amuse. Comme elle s’amuse ! Son air gouailleur fait craqueler peu à peu son air mondain. Le vocabulaire est pour elle partagé entre deux corbeilles. Côté droit : tout ce qui vient du milieu familial, armée et magistrature, les Dames de la Retraite ; côté gauche : Théo, c’est-à-dire l’assurance, le turf, les tripots, les petites femmes, l’écurie anglaise. Les petites femmes et l’écurie prévalent. Théo lui-même confond les deux langues. Il lui arrive de dire girlie à son cheval et