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L’ART DE ROMPRE




La très auguste Académie française vient de nommer les commissaires qui couronneront les œuvres de génie, et autres, écloses en l’année 1880.

Dans la liste des ouvrages proposés à l’examen, j’ai cherché en vain celui qui pourrait, à l’heure actuelle, rendre le plus de services à l’humanité.

On trouve bien, dans cette énumération, le morceau le plus éloquent d’histoire de France (l’éloquence est-elle bien utile en histoire ?)

Puis un ouvrage français ayant un caractère d’élévation morale. — Passons.

Et, au milieu de récompenses très sagement motivées, « un prix décerné à la meilleure traduction en vers d’un ouvrage grec, latin ou étranger », puis encore : « deux sommes, l’une de trois mille francs et l’autre de cinq mille, destinées à encourager la haute littérature » .

Eh bien, cette haute littérature ne me dit rien qui vaille : et je crois bien qu’en général les particuliers très honorables qui se livrent à cet exercice académique sont fort incapables de faire de bonne littérature, ou simplement de la littérature.

Je suis persuadé, en outre, qu’aux yeux de MM. les membres de l’immortelle assemblée, Balzac ou Flaubert n’ont jamais fait de haute littérature.

Eh bien, je propose, moi, d’ajouter à la liste dejà longue de ces distributeurs de récompenses honnêtes quelques membres qui examineront au point de vue purement pratique, et couronneront, et doteront du magot de cinq mille sus-énoncé le meilleur traité sur « l’Art de rompre ».

Un seul prix ne suffisait-il pas, en effet, pour favoriser des genres qui laissent aussi peu de traces que la haute littérature et les traductions en vers ; et ne devons-nous pas, au contraire, poursuivre sans cesse une découverte plus utile à l’humanité que la destruction du phylloxéra, c’est-à-dire la suppression du vitriol ?

C’est le résultat qu’obtiendrait presque infailliblement celui qui nous offrirait une série de moyens simples, à la portée de tous, pour quitter décemment, convenablement, poliment, sans éclat, scène, ou violences, une femme qui vous adore et dont on a par-dessus la tête.

Le vitriol devient un danger public.

Hier, il est vrai, c’était un vulgaire gredin qui défigurait sa maîtresse ; mais, la veille, une femme jalouse se vengeait d’une jeune fille, sa rivale ; le jour précédent une autre femme brûlait les yeux de son amant infidèle ; et demain la série sinistre recommencera sans doute.

Aucun de nous ne peut se dire à l’abri, car aucun de nous n’est exempt de galanteries, et, comme aucun de nous, je le pense n’est partisan des chaînes éternelles, nos yeux, notre nez et notre devant de chemise peuvent au premier jour disparaître sous le redoutable liquide.

Le vitriol est l’épée de Damoclès de l’infidélité.

Cependant nous ne pouvons raisonnablement être fidèles jusqu’à la mort (je parle pour les célibataires) à une seule et même femme, quand tant d’autres sont charmantes.

Les femmes souvent (celles qui en valent la peine) sont désespérément fidèles ou plutôt (pardon du mot) désespérément crampons. Et ce n’est jamais à leurs maris qu’elles sont fidèles ; oh ! ça non, mais à l’homme à qui elles ne sont unies que par un lien bien faible, le caprice ! Explique qui pourra cette anomalie.

Quiconque a eu des histoires d’amour, quiconque a passé par la série fatale des périodes où se déroule une intrigue de cœur, est resté atterré au moment de dénouer ce nœud gordien qu’on appelle une liaison ; et, ne pouvant arriver à séparer, à disjoindre habilement tous les fils, il a fait comme Alexandre, il a coupé. De là une série de catastrophes qui ont parfois pour terminaison finale : le vitriol !