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Et ceux-là te comprennent qui, nés comme toi,
dans les plaines sans fond où s’assourdit la voix,
dans les marais stagnants mi cachés sous les herbes
et d’où s’élancent les roseaux aux longues gerbes,
dès l’enfance, en le calme épandu, ont goûté
L’indicible douceur d’une sérénité.

Mais sait-on ce qui s’élabore en le mystère
des eaux profondes et sourdes ? et qui dira
les intimes tourments de l’âme solitaire
où le divin amour éperdument vibra ?
Tu fus la femme aimante, et tu devais souffrir
mystérieusement. Or, voici qu’on s’acharne
autour de ta douleur, qu’on prétend découvrir
ce que fut l’être en qui ton rêve ardent s’incarne.
De quel droit ? N’es-tu pas maîtresse de ton cœur ?
S’il céda quelque jour, s’il subit un vainqueur,
faut-il que de cela le monde s’ébaudisse,
qu’il pénètre en l’alcôve, inspecte les coussins,
fasse le compte des étreintes, des blandices,
et souille tes baisers de ses propos malsains ?
Faut-il que tel aristarque, tel psychologue
disserte doctement, ratiocine, épilogue,
qu’il viole ta vie enfin, pour nous cracher
le nom cher et cruel que tu voulus cacher !

Puis, qu’importe ce nom banal ? Qu’importe l’homme
à qui tu te donnas toute : cœur, sens, pensers.
Il séduisit ton âme adorable : il se nomme
l’Amour. — Que veut-on plus ? moi, cela m’est assez.

Mais pour tant s’obstiner au puéril problème,
ignorent-ils donc tout des passions ? Sont-ils
à travers leurs grands mots plus vides que subtils ?
Ce n’est point pour l’objet, vois-tu, c’est pour soi-même,
par instinct, par besoin qu’on s’éprend et qu’on aime,
car l’Amour est un culte étrange, impérieux,
qui nous courbe parfois près d’un autel sans dieu,
qui se nourrit de fier idéal, d’espérance,
et plus qu’en le bonheur s’exalte en la souffrance.