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bouche amère

dommage, pense Henriette, de ne pas oser en faire autant quand elle rencontre les yeux du journaliste. Finir par le connaître, par être saluée d’un coup de chapeau, quand elle le rencontrerait ensuite, lui paraît une chose désirable.

Elle a beaucoup d’admiration pour les gens intelligents. Bien plus que pour les gens riches. Et des hommes aussi intelligents que celui-là, il lui semble qu’il n’y en a pas beaucoup. Qui sait, tout de même, peut-être n’est-il intelligent que la plume à la main, et peut-être à part cela, est-il fort détestable. Dire qu’il a l’air particulièrement avenant et aimable …non, vraiment. Elle pourrait même le baptiser : « Nez dans le livre ». Elle aime à baptiser les gens. Aussi, ce gros, l’air béat, qui vient de monter, et qui prend immanquablement le même tramway, elle éprouve une certaine satisfaction à l’appeler : mon imbécile. Il doit être non seulement sot, mais prétentieux. Il a une tête à ça.

À la rue Ste-Catherine, elle dit mentalement adieu au journaliste sur qui la télépathie n’agit toujours pas, et elle correspond. Ô miracle, le tramway n’est pas rempli. Tout de même, ce n’est que sur le banc en long qu’elle trouve à s’asseoir. Au coin suivant, à son grand étonnement, arrive un monsieur qu’elle a connu lorsqu’elle avait quatorze ans, un vieux garçon qui avait bien trente ans ! Comme c’est drôle de le voir soudain devant elle ; s’il savait avec quelle tendresse elle le suivait des yeux quand autrefois il venait chez ses cousines. Elle lisait alors du Delly à cœur de jour. Elle en avait une jolie idée de la vie