Page:Le Rouge et le Noir.djvu/301

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que j’ai une sœur mariée en Provence ; elle est encore jolie, bonne, douce ; c’est une excellente mère de famille, fidèle à tous ses devoirs, pieuse et non dévote.

Où veut-il en venir ? pensait mademoiselle de La Mole.

— Elle est heureuse, continua le comte Altamira ; elle l’était en 1815. Alors j’étais caché chez elle, dans sa terre près d’Antibes ; eh bien, au moment où elle apprit l’exécution du maréchal Ney, elle se mit à danser !

— Est-il possible ? dit Julien atterré.

— C’est l’esprit de parti, reprit Altamira. Il n’y a plus de passions véritables au XIXe siècle ; c’est pour cela que l’on s’ennuie tant en France. On fait les plus grandes cruautés, mais sans cruauté.

— Tant pis, dit Julien, du moins quand on fait des crimes, faut-il les faire avec plaisir, ils n’ont que cela de bon, et l’on ne peut même les justifier un peu que par cette raison.

Mademoiselle de La Mole, oubliant tout à fait ce qu’elle se devait à elle-même, s’était placée presque entièrement entre Altamira et Julien. Son frère qui lui donnait le bras, accoutumé à lui obéir, regardait ailleurs dans la salle, et pour se donner une contenance, avait l’air d’être arrêté par la foule.

— Vous avez raison, disait Altamira ; on fait tout sans plaisir et sans s’en souvenir, même les crimes. Je puis vous montrer dans ce bal dix hommes peut-être qui seront damnés comme assassins. Ils l’ont oublié et le monde aussi[1].

Plusieurs sont émus jusqu’aux larmes si leur chien se casse la patte. Au Père-Lachaise, quand on jette des fleurs sur leur tombe, comme vous dites si plaisamment à Paris, on nous apprend qu’ils réunissaient toutes les vertus des preux chevaliers, et l’on parle des grandes actions de leur bisaïeul qui vivait sous Henri IV. Si, malgré les bons offices du prince d’Araceli, je ne suis pas pendu et que je jouisse jamais de ma fortune à Paris, je veux vous faire dîner avec huit ou dix assassins honorés et sans remords.

Vous et moi, à ce dîner, nous serons les seuls purs de sang ;

  1. C’est un mécontent qui parle. (Note de Molière au « Tartuffe.)