Page:Le Rouge et le Noir.djvu/311

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui, quelquefois après dîner, se promenait avec lui dans le jardin, le long des fenêtres ouvertes du salon. Elle lui dit un jour qu’elle lisait l’histoire de D’Aubigné et Brantôme. Singulière lecture, pensa Julien ; et la marquise ne lui permet pas de lire les romans de Walter Scott !

Un jour elle lui raconta, avec ces yeux brillants de plaisir, qui prouvent la sincérité de l’admiration, ce trait d’une jeune femme du règne de Henri III, qu’elle venait de lire dans les Mémoires de l’Étoile : trouvant son mari infidèle, elle le poignarda.

L’amour-propre de Julien était flatté. Une personne environnée de tant de respects, et qui, au dire de l’académicien, menait toute la maison, daignait lui parler d’un air qui pouvait presque ressembler à de l’amitié.

Je m’étais trompé, pensa bientôt Julien ; ce n’est pas de la familiarité, je ne suis qu’un confident de tragédie, c’est le besoin de parler. Je passe pour savant dans cette famille. Je m’en vais lire Brantôme, d’Aubigné, l’Étoile. Je pourrai contester quelques-unes des anecdotes dont me parle mademoiselle de La Mole. Je veux sortir de ce rôle de confident passif.

Peu à peu ses conversations avec cette jeune fille, d’un maintien si imposant et en même temps si aisé, devinrent plus intéressantes. Il oubliait son triste rôle de plébéien révolté. Il la trouvait savante, et même raisonnable. Ses opinions dans le jardin étaient bien différentes de celles qu’elle avouait au salon. Quelquefois elle avait avec lui un enthousiasme et une franchise qui formaient un contraste parfait avec sa manière d’être ordinaire, si altière et si froide.

— Les guerres de La Ligue sont les temps héroïques de la France, lui disait-elle un jour, avec des yeux étincelants de génie et d’enthousiasme. Alors chacun se battait pour obtenir une certaine chose qu’il désirait, pour faire triompher son parti, et non pas pour gagner platement une croix comme du temps de votre empereur. Convenez qu’il y avait moins d’égoïsme et de petitesse. J’aime ce siècle.

— Et Boniface de La Mole en fut le héros, lui dit-il.

— Du moins il fut aimé comme peut-être il est doux de