Page:Le Rouge et le Noir.djvu/346

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

noires. Il peut fort bien y avoir là des hommes cachés sans que je les voie, pensa-t-il.

— Qu’avez-vous dans la poche de côté de votre habit ? lui dit Mathilde, enchantée de trouver un sujet de conversation. Elle souffrait étrangement ; tous les sentiments de retenue et de timidité, si naturels à une fille bien née, avaient repris leur empire, et la mettaient au supplice.

— J’ai toutes sortes d’armes et de pistolets, répondit Julien, non moins content d’avoir quelque chose à dire.

— Il faut retirer l’échelle, dit Mathilde.

— Elle est immense, et peut casser les vitres du salon en bas, ou de l’entresol.

— Il ne faut pas casser les vitres, reprit Mathilde essayant en vain de prendre le ton de la conversation ordinaire ; vous pourriez, ce me semble, abaisser l’échelle au moyen d’une corde qu’on attacherait au premier échelon. J’ai toujours une provision de cordes chez moi.

Et c’est là une femme amoureuse ! pensa Julien, elle ose dire qu’elle aime ! tant de sang-froid, tant de sagesse dans les précautions m’indiquent assez que je ne triomphe pas de M. de Croisenois comme je le croyais sottement ; mais que tout simplement je lui succède. Au fait, que m’importe ! est-ce que je l’aime ? Je triomphe du marquis en ce sens qu’il sera très fâché d’avoir un successeur, et plus fâché encore que ce successeur soit moi. Avec quelle hauteur il me regardait hier soir au café Tortoni, en affectant de ne pas me reconnaître ; avec quel air méchant il me salua ensuite, quand il ne put plus s’en dispenser !

Julien avait attaché la corde au dernier échelon de l’échelle, il la descendait doucement, et en se penchant beaucoup en dehors du balcon pour faire en sorte qu’elle ne touchât pas les vitres. Beau moment pour me tuer, pensa-t-il, si quelqu’un est caché dans la chambre de Mathilde ; mais un silence profond continuait à régner partout.

L’échelle toucha la terre, Julien parvint à la coucher dans la plate-bande de fleurs exotiques le long du mur.

— Que va dire ma mère, dit Mathilde, quand elle verra ses