Page:Le Rouge et le Noir.djvu/359

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moiselle de La Mole trouvait à lui parler de l’état de son cœur. Elle commençait à s’étonner qu’après ce qui s’était passé il ne s’offensât pas de ses récits ; elle allait jusqu’à s’imaginer, au moment où il lui tint ce sot propos, que peut-être il ne l’aimait plus. La fierté a sans doute éteint son amour, se disait-elle. Il n’est pas homme à se voir impunément préférer des êtres comme Caylus, de Luz, Croisenois, qu’il avoue lui être tellement supérieurs. Non, je ne le verrai plus à mes pieds !

Les jours précédents, dans la naïveté de son malheur, Julien lui faisait un éloge passionné des brillantes qualités de ces messieurs ; il allait jusqu’à les exagérer. Cette nuance n’avait point échappé à mademoiselle de La Mole, elle en était étonnée, mais n’en devinait point la cause. L’âme frénétique de Julien, en louant un rival qu’il croyait aimé, sympathisait avec son bonheur.

Son mot si franc, mais si stupide, vint tout changer en un instant ; Mathilde, sûre d’être aimée, le méprisa parfaitement.

Elle se promenait avec lui au moment de ce propos maladroit ; elle le quitta, et son dernier regard exprimait le plus affreux mépris. Rentrée au salon, de toute la soirée elle ne le regarda plus. Le lendemain ce mépris occupait tout son cœur ; il n’était plus question du mouvement qui, pendant huit jours, lui avait fait trouver tant de plaisir à traiter Julien comme l’ami le plus intime ; sa vue lui était désagréable. La sensation de Mathilde alla jusqu’au dégoût ; rien ne saurait exprimer l’excès du mépris qu’elle éprouvait en le rencontrant sous ses yeux.

Julien n’avait rien compris à tout ce qui s’était passé depuis huit jours dans le cœur de Mathilde, mais il discerna le mépris. Il eut le bon sens de ne paraître devant elle que le plus rarement possible, et jamais ne la regarda.

Mais ce ne fut pas sans une peine mortelle qu’il se priva en quelque sorte de sa présence. Il crut sentir que son malheur s’en augmentait encore. Le courage d’un cœur d’homme ne peut aller plus loin, se disait-il. Il passait sa vie à une petite fenêtre dans les combles de l’hôtel ; la persienne en était fer-