Page:Le Rouge et le Noir.djvu/437

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avec tant d’application, qu’il était parvenu à lui faire penser qu’elle était celle des deux qui avait le plus d’amour.

Le mardi fatal arriva. À minuit, en rentrant, le marquis trouva une lettre avec l’adresse qu’il fallait pour qu’il l’ouvrît lui-même, et seulement quand il serait sans témoins.

« Mon père,

» Tous les liens sociaux sont rompus entre nous, il ne reste plus que ceux de la nature. Après mon mari, vous êtes et serez toujours l’être qui me sera le plus cher. Mes yeux se remplissent de larmes, je songe à la peine que je vous cause, mais pour que ma honte ne soit pas publique, pour vous laisser le temps de délibérer et d’agir, je n’ai pu différer plus longtemps l’aveu que je vous dois. Si votre amitié, que je sais être extrême pour moi, veut m’accorder une petite pension, j’irai m’établir où vous voudrez, en Suisse, par exemple, avec mon mari. Son nom est tellement obscur, que personne ne reconnaîtra votre fille dans madame Sorel, belle-fille d’un charpentier de Verrières. Voilà ce nom qui m’a fait tant de peine à écrire. Je redoute pour Julien votre colère, si juste en apparence. Je ne serai pas duchesse, mon père ; mais je le savais en l’aimant ; car c’est moi qui l’ai aimé la première, c’est moi qui l’ai séduit. Je tiens de vous une âme trop élevée pour arrêter mon attention à ce qui est ou me semble vulgaire. C’est en vain que dans le dessein de vous plaire j’ai songé à M. de Croisenois. Pourquoi aviez-vous placé le vrai mérite sous mes yeux ? Vous me l’avez dit vous-même à mon retour d’Hyères : ce jeune Sorel est le seul être qui m’amuse ; le pauvre garçon est aussi affligé que moi, s’il est possible, de la peine que vous fait cette lettre. Je ne puis empêcher que vous ne soyez irrité comme père ; mais aimez-moi toujours comme ami.

» Julien me respectait. S’il me parlait quelquefois, c’était uniquement à cause de sa profonde reconnaissance pour vous : car la hauteur naturelle de son caractère le porte à ne jamais répondre qu’officiellement à tout ce qui est tellement au-dessus de lui. Il a un sentiment vif et inné de la différence des positions sociales. C’est moi, je l’avoue, en rougissant, à mon