Page:Le Rouge et le Noir.djvu/469

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ble. Mais l’argent reçu, cet honnête homme m’a fait attendre, a élevé des objections, j’ai pensé qu’il songeait à me voler…

Elle s’arrêta.

— Eh bien ? dit Julien.

— Ne te fâche pas, mon petit Julien, lui dit-elle en l’embrassant, j’ai été obligée de dire mon nom à ce secrétaire, qui me prenait pour une jeune ouvrière de Paris, amoureuse du beau Julien… En vérité ce sont ses termes. Je lui ai juré que j’étais ta femme, et j’aurai une permission pour te voir chaque jour.

La folie est complète, pensa Julien, je n’ai pu l’empêcher. Après tout, M. de La Mole est un si grand seigneur, que l’opinion saura bien trouver une excuse au jeune colonel qui épousera cette charmante veuve. Ma mort prochaine couvrira tout ; et il se livra avec délices à l’amour de Mathilde ; c’était de la folie, de la grandeur d’âme, tout ce qu’il y a de plus singulier. Elle lui proposa sérieusement de se tuer avec lui.

Après ces premiers transports, et lorsqu’elle se fut rassasiée du bonheur de voir Julien, une curiosité vive s’empara tout à coup de son âme. Elle examinait son amant, qu’elle trouva bien au-dessus de ce qu’elle s’était imaginé. Boniface de La Mole lui semblait ressuscité, mais plus héroïque.

Mathilde vit les premiers avocats du pays, qu’elle offensa en leur offrant de l’or trop crûment ; mais ils finirent par accepter.

Elle arriva rapidement à cette idée, qu’en fait de choses douteuses et d’une haute portée, tout dépendait à Besançon de M. l’abbé de Frilair.

Sous le nom obscur de madame Michelet, elle trouva d’abord d’insurmontables difficultés pour parvenir jusqu’au tout-puissant congréganiste. Mais le bruit de la beauté d’une jeune marchande de modes, folle d’amour, et venue de Paris à Besançon pour consoler le jeune abbé Julien Sorel, se répandit dans la ville.

Mathilde courait seule à pied, dans les rues de Besançon ; elle espérait n’être pas reconnue. Dans tous les cas, elle ne croyait pas inutile à sa cause de produire une grande impres-