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lages, qui crée l’unité de l’édifice. Par elle tout se tient, le rez-de-chaussée et les lucarnes forment un tout indivisible, un des plus beaux monuments de l’instant où le gothique donne toute sa sève, l’infuse en un effort suprême aux formes de la Renaissance. Ce passage d’un art à un autre est affirmé à Josselin d’une grâce sans pareille, sans une dureté, avec la même aisance que la nature montre pour passer d’une saison à une autre.

À l’intérieur, on ne connaîtra pas la même harmonie. Il y a quelques portraits qui sont des documents intéressants, celui de Philippe de Chabot, celui du premier duc de Rohan, mais combien de faibles effigies, anciennes et modernes, et quelle décoration appuyée, quelle acceptation sans choix du mobilier moderne ! C’est dommage, et l’intérieur digne de l’extérieur aurait fait de Josselin un monument unique. C’était facile, si j’en juge par telle pièce dénudée, la salle à manger, où s’indique de lui-même le plus sobre arrangement. Je retourne au dehors. La pluie tombe encore, le jour est bas, comme si la nuit allait venir, et il n’est guère que six heures, et nous sommes aux jours de juin qui sont les plus longs de l’année. La façade arachnéenne de Josselin se brouille de plus en plus. J’erre quelques instants aux allées solitaires où je pourrais rester toute la soirée, car l’hospitalité est largement offerte aux passants, je reviens en ville et j’ai le temps encore d’entrer à Notre-Dame-du-Roncier où Clisson est enterré dans la chapelle Sainte-Marguerite. C’est par là que le rude homme de guerre, le « Boucher », entrait avec sa femme Marguerite de Rohan, veuve de Beaumanoir. Il y avait un banc pour s’asseoir, une crédence pour mettre son livre, une grille de granit à travers laquelle il suivait les offices. Il avait reconstruit l’église qui n’était d’abord qu’une chapelle en bois édifiée à l’endroit où un laboureur trouva une statue de la Vierge parmi les ronces. Cette statue devient rapidement une faiseuse de miracles, ressuscite d’abord au xvie siècle trois petits enfants, guérit au xviie siècle un aveugle, Grégoire Guillemin, un borgne, Mathurin Le Bret, des paralytiques, Isabelle Le Lièvre, Jean-Baptiste Guymart, sauve au xviiie siècle l’enfant de Mme  Magon de la Gervaisais ; en 1865 une religieuse, Marie-Françoise Hémery, en 1880 la nièce d’une religieuse, en 1883 Marie Hillion, paralysée. C’est le dernier miracle. Je n’ai pas tout énuméré. Depuis 1728, la Vierge du Roncier guérit ou atténue le mal des Aboyeuses, fréquentes à Josselin depuis que de mauvaises lavandières ont enjoint à la Vierge Marie, déguisée en vieille mendiante, de passer son chemin, et ont lancé leurs chiens contre elle. « Femmes sans cœur, a dit la Vierge, vous aboierez comme vos chiens, et vos enfants après vous ». Un buste de saint Étienne aussi fait des miracles : on lui offre de petits sacs de grains, et il guérit les maladies du cuir chevelu.

À JOSSELIN : DE PETITS SACS DE GRAINS SONT OFFERTS À SAINT-ÉTIENNE POUR LA GUÉRISON DES MALADIES DU CUIR CHEVELU.

Tel est l’humus des croyances, la foi aux images que l’on peut trouver sous la vie civilisée d’une petite ville de Bretagne. Bien des événements se sont passés à Josselin. Le protestantisme y a eu ses adeptes et même un chef, au château, en la personne d’un Rohan. La Révolution a agité la ville, a mis un temple de la Raison à la place de l’église. Mais aujourd’hui, malgré la division en partis, il reste, chez beaucoup au moins, l’habitude des pratiques d’autrefois. Ce que les spectacles de l’existence ont de toujours étonnant en Bretagne, si souvent qu’on les observe, c’est leur caractère d’ancienneté et de continuité. On constate bien que le temps fait son œuvre, ici comme ailleurs, qu’il change les mœurs, qu’il change aussi les esprits. Le chemin de fer est maintenant tracé au milieu des campagnes les plus retirées, les plus sauvages. L’automobile traverse les landes et les forêts. Sur la route de Ploërmel à Josselin, j’ai rencontré une paysanne à bicyclette. Sur tous les murs, il y a encore les lambeaux d’affiches de la bataille électorale d’hier, et les idées qui passionnent les habitants des grandes villes font leur apparition, non seulement dans les petites villes et les bourgs, mais au hameau, parmi les quelques maisons encore couvertes de chaume, où l’être humain se montre à peine, où l’on voit surtout des bœufs, des vaches, des moutons, des cochons, des poules, des chênes, des hêtres, des bouleaux.

Mais non seulement l’agitation nécessaire de notre temps surprend en face de la nature immuable, elle paraît singulière même dans les vieilles villes bretonnes où il y a l’allée et venue des marchés, l’arrivée et le départ des voitures, le petit trafic des boutiques, les discussions du café. Oui, même là survit le passé avec son décor et sa figuration, à croire que rien n’a changé depuis le xive siècle, si l’on aperçoit tout à coup certaines figures d’hommes, de femmes, d’enfants, en avant des vieilles pierres d’une maison, d’une église ou d’un calvaire. Il semble, par instants, que toute une population se soit conservée sans donner prise au temps, continuant les paroles et les gestes de la vie d’hier, malgré tout le nouveau qui l’assaille. Dans les