Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 09.djvu/492

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yeux qui regardent en dedans on ne sait quel songe machinalement quitté, repris, toujours continué, comme le tricot de cette bonne femme qui passe, dans ces yeux c’est à peine si l’on aperçoit un étonnement, une interrogation parfois. Il y a une réserve, une timidité visibles, chez la plupart des êtres rencontrés : leur parole se tient sur le qui-vive, leur bonjour est embarrassé et craintif. Ils sont d’une autre race, ou plutôt d’un autre temps que le voyageur qui passe, ils sont contemporains de leurs maisons à porches et à auvents, de leurs églises en granit.

C’est à l’église qu’il faut les voir pour deviner la longue hérédité qui pèse sur eux, comme je viens de les voir à Josselin, comme je les ai vus hier à Ploërmel, comme je les verrai demain à Pontivy. À n’importe quel moment de la journée, l’église abrite quelque bonne femme, assise, à genoux ou blottie dans l’angle d’un confessionnal. J’en aperçois, à Notre-Dame du Roncier, qui sont de pauvres débris humains, des vieilles aux pieds nus, vêtues d’un jupon sordide, coiffées d’une coiffe de grosse toile qui pend comme une loque, et qui sont tombées là, qui se sont affalées au pied d’une colonne sculptée, dans la lumière des pierreries d’un vitrail, et que je ne distingue pas tout d’abord de la pierre, qui restent immobiles à faire croire qu’elles sont mortes, si leurs mains de squelettes n’égrenaient pas un chapelet, si leurs lèvres usées ne marmonnaient pas de monotones paroles sans suite. À quoi pensent-elles ainsi ? À quel destin invisible et muet confient-elles les chagrins et les misères de leur pauvre vie ? Elles vivent là de leur illusion, elles recommencent sans fin leur prière machinale, elles regardent la petite lampe qui brûle dans le chœur, les saints de bois et de pierre, Clisson le Boucher allongé en marbre blanc sur sa tombe auprès de son épouse Marguerite, monseigneur Dieu le père avec sa barbe blanche, madame la Vierge, et le petit Jésus, et Jésus crucifié. C’est par ce crucifié que l’on a endormi la protestation de douleur de l’humanité. C’est parce qu’il y a eu le bois de la croix, les clous, le coup de lance, l’éponge trempée de fiel, que cette vieille femme et toutes ses pareilles ont tout accepté et s’acharnent à remercier l’auteur mystérieux de leurs maux, prostrées à l’angle d’une muraille d’église.

UNE FONTAINE DANS LA CAMPAGNE BRETONNE.

Que le dimanche vienne, comme il vient pendant que je suis à Josselin, que les cloches sonnent, que l’orgue chante, que le prêtre tout doré surgisse à l’autel illuminé et prononce, en une langue qu’elle ne comprend pas, des phrases chantantes et solennelles, la vieille, éblouie, va pleurer d’émotion et de joie, et croire qu’elle possède déjà un peu de Paradis. Et toutes celles qui sont dans l’église sont de même, toutes celles qui sont venues de plusieurs lieues à la ronde, qui sont sorties de leurs chaumières pareilles à des tanières, qui sont voûtées, ridées, quasi-centenaires, vieilles fées qui vivent aux abords des fontaines, dans les clairières des bois sombres, au bord des marécages où sautillent les feux follets. Elles sont heureuses du spectacle. On allume les cierges, on fait fumer l’encens devant les images, on fait résonner l’orgue, on convie les pauvres, et lorsqu’ils sont là, rassemblés, on leur fait chanter leurs peines.


(À suivre.) Gustave Geffroy.