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celui qui conduira le voyageur, le cheval, en même temps que son conducteur, doit jeter sur le client un œil interrogateur.

On part. Tant que l’on est dans la ville, voiturier et voyageur restent indifférents l’un à l’autre. La dernière maison du pays franchie, un désir de confiance naît en l’homme qui s’en va par les grandes routes. Dame ! on est en voyage, et à la merci l’un de l’autre. Il y a nécessité d’association. Puis, on veut être renseigné, où tout au moins paraître s’intéresser à tout ce que l’on voit. Le voiturier connaît le pays. Il est la carte, il est le guide, il devient alors un personnage, presque un ami. Pourquoi pas ? Le voilà qui rit. Il ne déguise plus sa nature, il est même de son avis, sans, par politesse, cesser d’être du vôtre. Si une belle fille passe sur la route, il la fait remarquer à son client. Selon sa nature, il la blague, l’admire ou la respecte. Elle est celle qu’il ferait volontiers danser, avec laquelle il voudrait plaisanter, ou qu’il aimerait fièrement promener à son bras, un jour de pardon, ou la femme entourée de marmots qui préparerait la soupe en attendant son homme le voiturier.

Aux montées, le voiturier descend, pour alléger sa voiture d’abord, pour se dégourdir les jambes, et ensuite pour montrer à Cocotte, ou à Mignonne, l’exemple. La pluie fougueuse sabre-t-elle l’équipage, c’est à pied qu’il traverse les grêlons. L’orage gronde. Qu’importe ! La pluie du pays ne mouille pas, elle ne mouille que la terre, qui en a besoin, elle fouette un peu seulement, elle émoustille, empêche de s’endormir, et pour un peu l’homme dirait en parlant de la rafale : « Tant mieux pour elle, si ça lui fait du bien ! » Il est Breton aussi, toutes ses croyances apprises, il les a. Ce que la caserne n’a pu lui enlever, il le garde au fond de sa volonté entêtée. Il a le parler libre, néanmoins, très souvent. Il croit que le tonnerre c’est Dieu, mais il en sourit tout de même, car il a son fouet au besoin pour se défendre. Comme toute créature en communion perpétuelle avec la nature, il comprend tout ce qu’on peut lui dire, il salue poliment toutes vos idées, mais il les accepte ou ne les accepte pas.

Alors, vous, voyageur, vous pensez que ce voyage de deux, trois, quatre jours, côte à côte, a fait de lui votre camarade. Vous avez été bienveillant, cordial, il a été aimable, complaisant, aux petits soins. Vous avez bu, mangé ensemble, au hasard des auberges. Il vous a sans cesse écouté, a paru vous comprendre. Et cependant, arrivé au terme du voyage, lorsque vous soldez votre compte avec un large pourboire, et que, malgré vous, un peu ému devant ce compagnon de quelques instants de votre existence, vous lui dites : adieu, il vous répond par un au revoir. Il enfonce dans sa blouse bleue bien soigneusement le prix du labeur de sa voiture, de son cheval, et de lui-même, il fait retourner sa carriole allégée, y remonte lestement en roulant une cigarette, et sifflotant une rengaine du bal de son village, il s’en va sans retourner la tête.


(À suivre.) Gustave Geffroy.



LA STATION NAVALE DE TÉRÉNEZ.