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des embarcations, l’encombrement des cafés, le soir. Mais on ne boit pas que le soir à Nantes. Un Nantais m’a avoué qu’il se faisait, dans sa ville, une énorme consommation d’un vin blanc terrible, appelé gros-plant ; on boit cela le matin pour « tuer le ver » ; le soir, c’est l’apéritif, le redoutable apéritif des ports de mer, et la bière après le café, au bruit des musiques en plein vent, installées place Graslin et place Royale. Ce sont des traits avérés, incontestables, de la vie de province. Ils ne sont particuliers ni à Nantes, ni à la Bretagne, mais ils sont bien visibles à Nantes. La conclusion, c’est que là, comme ailleurs, beaucoup de gens pourraient bien vivre, et y vivent mal. Aussi, beaucoup de physionomies sont tristes et ravagées. Pourtant, de même qu’il ne manque pas ici de moyens d’étude, il ne manque pas non plus de facilités de promenade et de repos : le cours de la République, où Cambronne fait souvenir de Waterloo ; les cours Saint-Pierre et Saint-André, séparés par la statue de Louis XVI ; les quais, avec leur développement de dix kilomètres ; le Jardin des plantes, tout bruissant de cascades et de lacs ; et tant de boulevards ; et quelques décors de vieux quartiers, le pont de Pirmil, daté du xie siècle, d’anciens logis où descendirent les rois de France en voyage.

GUÉRANDE. LA PROMENADE CIRCULAIRE DES REMPARTS.

Les environs de Nantes sont là aussi, qui invitent aux excursions. On n’a que l’embarras du choix. Un pèlerinage littéraire a décidé l’une de mes promenades. J’ai voulu voir la maison que Michelet habita après que le coup d’État de 1851 l’eut privé de sa chaire au Collège de France : « J’allai, dit-il, tant que la terre me porta et ne m’arrêtai qu’à Nantes, non loin de la mer, sur une colline qui voit les eaux jaunes de Bretagne aller rejoindre dans la Loire les eaux grises de Vendée ». La maison, de style Louis XV, dite la Haute-Forêt, appartenait à M. Pironneau, elle était bâtie sur un coteau qui domine l’Erdre, et flanquée d’une tourelle qui servait à Michelet d’observatoire. Mais tout cela a été démoli. De même, le cèdre du jardin, « vaste cathédrale végétale », n’existe plus : il était haut de quatre-vingt-trois pieds, on le voyait de trois lieues, des bords de la Sèvre nantaise et des bois de la Vendée. Seul, le paysage est resté. C’est là que Michelet se promenait, au retour des Archives et de la Bibliothèque de Nantes. Il y vécut du 21 juin 1852 au 16 octobre 1853. Il y écrivit la Révolution, et, avec Mme  Michelet, ces œuvres de nature : l’Amour, la Femme, l’Oiseau, la Mer.

Le hasard d’une rencontre me fit, le lendemain, aller en bateau jusqu’à Sucé, en remontant l’Erdre. Délicieuse rivière, joncs et roseaux, nénuphars en fleurs, paysage de féerie, dominé par le bois de Barbe-Bleue, la muraille crénelée à front bastionné, qui fait prononcer le terrible nom de Gilles de Rais, évoqué par Huysmans dans Là-Bas. La rivière s’élargit en cirque, les coteaux succèdent aux coteaux. Nous abordons au port de la Chapelle-sur-Erdre. Non loin, le château de la Gascherie, qui fut l’habitation de Charrette. Au bourg de la Chapelle, quelques femmes se dirigent vers l’église ; leur costume est sensiblement le même que celui des villageoises du centre de la France, la coiffe seule est particulière, étroite à cause des vents très violents dans ces parages, le fond mince, légèrement relevé et noué au chignon à l’aide d’un ruban qui flotte autour de la tête.

Clisson, où je vais un autre jour, à l’extrémité de la Bretagne qui pénètre dans la Vendée et le Maine, Clisson est célèbre, non seulement par le souvenir du connétable, par le séjour d’Héloïse, par le tournoi organisé par François II, dans la prairie des Guerriers, en l’honneur de Marguerite de Foix, sa seconde femme, mais encore par de tragiques épisodes des guerres de la chouannerie. Le château, dont les ruines sont classées parmi les monuments historiques, émergent, dominées par un donjon et des tours, d’un monceau de verdure, autour duquel apparaissent quelques pauvres habitations. Il reste des murailles couronnées de créneaux à mâchicoulis, des bastions, la salle des gardes, une cuisine avec deux cheminées, des