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Ils ont tous, hommes et femmes, le livre de prières à la main, et les femmes ont, épinglé à la ceinture, le « Sacré-Cœur de Jésus, » rouge sur fond blanc. De la place où je suis, j’en aperçois quatre, deux femmes, deux hommes. L’une des femmes est souriante, les yeux doux, curieux et étonnés. L’autre garde les paupières baissées, n’a pas sur les joues le rose épanoui de sa compagne, mais la cire jaune des cierges. Toutes deux sont minces et souples sous le noir de leurs vêtements, toutes deux ont autour de leur personne et sur leur visage cette grâce attendrie, cette fine mélancolie de Bretagne, introuvable ailleurs, et qui n’a pas encore été exprimée par l’art de nos jours. C’est loin de la Bretagne de romances qui séduit habituellement le public, mais ce n’est pas non plus la Bretagne de l’art attardé aux reproductions des frustes sculptures des calvaires, des peintures barbares, des devants d’autels de certains hameaux perdus dans les collines rocheuses, isolés aux bords des flots. Il est inutile de refaire ce qui a été fait, et le peintre symboliste, se donnant l’illusion de posséder l’âme d’un primitif de village, est vaincu, lui aussi, par la nature, diverse et belle, que voient les yeux d’un homme d’aujourd’hui. La Bretagne pour imagerie religieuse est nulle et agaçante, mais la Bretagne de la peinture en façon de vitrail est sommaire et anachronique, et d’une humanité lourde, à ras de terre, mouillée de purin, malgré les programmes mystiques.

Il est une autre Bretagne, et l’artiste qui viendra en ce pays avec le seul souci de la vérité saura la deviner à travers la contrée blanche et noire du Nord, Tréguier et Léon, la contrée colorée du Sud, vers Quimperlé et Quimper, et sur les visages tendres comme les visages de ces femmes qui vont à Auray.

À SAINTE-ANNE-D’AURAY : L’OFFRANDE DES ÉPINGLES POUR SE MARIER DANS L’ANNÉE.

Les deux hommes ne sont pas moins expressifs. Un cinquantenaire, nerveux, sec, hâlé, le front étroit, les cheveux ras, le profil coupant, le nez long, la bouche petite et serrée, le menton relevé en pointe de sabot. On aperçoit, bizarrement, du Montesquieu et du Voltaire dans cette ligne de profil du paysan pèlerin, et l’on peut gager qu’il y a, chez cet homme, un caractère qui n’est pas exempt de sérieux raisonneur et de malice enjouée. Le second, un gars de dix-huit ans, est un pur chouan, le cou et le visage sanguins, l’apparence d’un boucher solide. Tout ce monde, à peine installé, ouvre les gros livres, cherche une page et commence à chanter les cantiques bretons en l’honneur de sainte Anne.

Ils chantent, tranquillement d’abord, et les deux femmes gardent leur voix égale et claire, mais les deux hommes, assez rapidement, perdent le ton, s’exaltent, se congestionnent, veulent couvrir le bruit trépidant du train. Au refrain surtout, sur lequel ils n’hésitent pas comme aux paroles des couplets, l’invocation à « Santes Anna, padronez… » devient véritablement forcenée. Le cantique fini, ils le recommencent. Ils prennent, de temps à autre, une minute de répit pendant laquelle ils parlent avec calme des choses de tous les jours qui les intéressent, moitié en breton, moitié en français, le cinquantenaire, finement et jovialement, le jeune, d’une voix plus rude, les femmes avec une simplicité charmante et touchante.

C’est ainsi, pour eux, que se résout le voyage à Sainte-Anne-d’Auray. Qu’ils croient au miracle du xviie siècle et à l’apparition affirmée par Yves Nicolazic, qu’ils soient même au courant des circonstances de l’affaire, je n’en sais rien. Ils obéissent à une loi atavique, à une force d’habitude, en accomplissant ce pèlerinage annuel. Ils vivent selon la règle qui leur a été enseignée, et jusqu’à ce qu’ils aient compris et accepté une autre règle, ils vivront ainsi. Il y aura sans doute une période intermédiaire difficile à passer, et la Bretagne pourra fort bien causer des surprises à l’observateur de phénomènes sociologiques. Il y a ici un instinct de liberté provinciale et de républicanisme individuel, malgré la religiosité. On aperçoit distinctement que le pays s’est toujours désintéressé de la monarchie unitaire, et que sa sympathie ira plutôt, et va déjà, au régime qui admet la voix de tous par des représentants locaux. Pour le reste, c’est affaire de temps, longueur d’évolution. Les religions s’affaiblissent et meurent lentement. La morale de l’humanité évolue insensible-