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Kisliar ; les rues : fermez vos volets ! — Le Térek. — Poste de cosaques. — Villages fortifiés. — Le Caucase. — Schoukovaïa. — Kasafiourte ; le prince Mirsky ; le régiment de Kabarda ; la danse lesghienne.


Kisliar est une ville demi-tatare demi-russe. Elle est entourée de jardins charmants, très-bien cultivés par les Arméniens. On y trouve la vigne encore plus belle que celle d’Astrakhan : elle produit un vin délicieux, dont on fait, en le travaillant, et surtout en le détériorant, une grande partie des prétendue vins français qu’en vend dans la Russie méridionale.

Nous entrons dans la ville. Singulières rues ! Au milieu s’élève à la hauteur d’un mètre et demi, un petit chemin praticable pour les piétons, avec un talus de chaque côté. Une assez grande quantité de chameaux chargés de marchandises, leurs conducteurs et la foule des habitants circulent sur cette étroite chaussée. À droite et à gauche, en bas, sont des mares où s’ébattent toutes sortes de volatiles. Le tableau est pittoresque, et je doute qu’on rencontre rien de pareil ailleurs.

Tous les habitants sont armés. Ce n’est point affaire de fantaisie ; les Tatares insoumis viennent parfois jusque dans la ville pour voler, tuer ou faire des prisonniers. On nous avertit de nous tenir sur nos gardes ; notre qualité d’étrangers est une séduction de plus pour ces messieurs qui ne comprennent pas qu’en puisse voyager pour autre chose que pour le commerce : donc, dans leur conviction, tous les voyageurs doivent être porteurs de sommes considérables. D’où il suit que nous ne sortons plus sans avoir tout notre arsenal au côté. Ainsi enferraillés, nous allons en soirée chez le gouverneur qui, vers l’heure de la retraite, nous fait reconduire par des cosaques armés jusqu’aux dents ; du reste, on prend la même précaution en faveur de tous les autres invités.

« Fermez bien vos volets », nous dit notre hôte.

En effet, vers minuit, deux ou trois coups de feu tirés assez près nous éveillent en sursaut. Séjour agréable !

Le lendemain nous sortons de Kisliar en étalant de notre mieux aux regards de la foule qui nous entoure nos excellentes armes, afin que les espions des Tatares sachent bien que s’ils veulent nous prendre, ce ne sera pas sans quelque peine.

À quelques pas de Kisliar, on nous raconte, qu’en 1831, le 1er  novembre, Kasi-Moullah, le prédécesseur de Schamyl, descendit de la montagne, fondit sur la ville, la saccagea et coupa six mille têtes. Je ne sais si nos chevaux comprennent ce récit, mais ils partent à toute vitesse et nous lancent en pays ennemi. Nous allons de ce train jusqu’au Térek, que nous passons sur un bac établi par le gouvernement russe. En général le gouvernement russe a droit à la reconnaissance des voyageurs ; si son administration le secondait avec seulement un vingtième de sa bonne volonté, on peut assurer que le pays serait doté d’une grande quantité de routes qu’il n’a pas. Dans les trop grands empires, le chef suprême, tout absolu qu’il soit, n’est pas autant le maître qu’en le suppose. — Sujets d’un pays gouverné par un autocrate, voulez-vous jouir de la civilisation ? allez habiter sous les murs de son palais. Préférez-vous être libres ? à vos risques et périls, allez aux frontières.

Après avoir passé le Térek[1] en bac, nous le retrouvons un peu plus loin, mais cette fois nous le passons à gué. Une caravane qui passe est fort embarrassée : les chameaux chargés des marchandises prétendent ne pas se mouiller les pieds : les chevaux, qui ont de l’eau jusqu’au poitrail, prennent la chose bien plus philosophiquement.

Poursuivant notre route, nous arrivons au premier poste de cosaques, qui indique ce que l’on appelle la ligne.

Le poste est entouré d’une enceinte fortifiée dont la porte s’ouvre sous une espèce de guérite, construite de la façon suivante. Quatre sapins sont placés perpendiculairement aux quatre angles d’un carré, à une hauteur déterminée, selon le plus ou moins d’étendue de pays qu’en veut observer d’un seul coup d’œil. Au sommet on place un plancher et, à deux mètres, plus haut une toiture : une échelle conduit à ce plancher, et là un cosaque se tient en faction jour et nuit. À l’un des quatre poteaux est ajustée une perche à laquelle pend une botte de paille goudronnée. Dès qu’une alerte est donnée, la sentinelle allume sa botte de paille, et comme les postes ne sont éloignés que de cinq verstes les uns des autres, l’alarme se répand avec rapidité, et les renforts ne tardent pas à arriver.

Nous traversons les deux villages fortifiés de Kargatenkaïa et de Scherbakoskaïa ; tous leurs habitants sont soldats depuis douze ans jusqu’à cinquante ; toutes les maisons sont des forteresses percées de meurtrières entourées de fossés. Nous approchons de la montagne, c’est-à-dire de l’ennemi.

Nous arrivons à la station de Soukoïposh. Les vapeurs du matin se dissipent ; derrière elles des teintes bleues, que nous prenons d’abord pour des nuages, apparaissent, prennent insensiblement des formes plus arrêtées, puis la lumière solaire arrive à nous dans toute sa puissance, et nous saluons avec émotion, devant la chaîne gigantesque du Caucase, le Kasbeck et l’Elbrouz[2] qui la domi-

    soit conservée parmi eux, ainsi qu’ont voulu le prétendre certains écrivains modernes. Leur langue doit plutôt être considérée comme un reste de l’ancien dialecte tartare. Plusieurs familles de Nogais vivent ordinairement ensemble. Cette société, nommée aul, campe tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre. Le nombre de familles composant un aul, se détermine par le nombre de chaudrons qui existent dans la société ; car chaque famille doit avoir son chaudron.

    « Le lait forme leur nourriture ordinaire. Ils font aussi diverses sortes de fromages. Comme ils aiment beaucoup le lait des chevaux, ils ont une grande quantité de juments. Ils préparent aussi de l’eau-de-vie de lait (kumiss), dont ils s’enivrent fréquemment. Les femmes des Nogais sont assez belles ; leurs dames de qualité sont très-blanches et d’un tempérament vif et animé ; ce qui les fait distinguer de leurs voisines, les Mongoles.

    « Les Nogais sont des mahométans de la secte des Sunnites. Leurs prêtres ou mulas doivent faire leurs études en Turquie pendant cinq ou six ans. Cependant la plupart d’entre eux sont très-ignorants ; tout au plus sont-ils en état de lire le Coran, et de savoir chanter par cœur quelques prières. »

  1. Le Térek descend du mont Kasbeck, en Circassie. Il se divise à Kisliar, et se jette, par plusieurs bouches, dans la mer Caspienne.
  2. D’après les traditions, c’est au sommet de l’Elbrouz, la montagne la plus élevée du Caucase, que la colombe de Noé cueillit le rameau vert.