Page:Le Tour du monde - 01.djvu/187

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Mais enfin il arrive, et sa promenade lui semble d’autant plus longue qu’il a fait en route plus de faux pas.

Une des retraites que j’affectionnais le plus dans le navire, c’était l’extrémité de la poupe, derrière les chaînes du gouvernail. Penché par-dessus le bord, je contemplais le sillage pendant des heures entières ; les vagues venaient l’une après l’autre emporter mon regard dans leurs spirales, et pour le détacher je devais faire un violent effort sur moi-même. Les courbes, les rondes, les sarabandes, les remous des vaguelettes, les danses des traînées écumeuses, les luttes entre les flots qui se rejoignent derrière la quille, s’étreignent et se tordent, la formation des entonnoirs rapides entraînant dans leur vortex des groupes de bulles transparentes, tous ces petits drames de la goutte et de l’écume exerçaient sur mes yeux une irrésistible fascination. En dehors de la ligne rapide et tournoyante du sillage passent les larges surfaces d’écume rejetées à droite et à gauche par le taille-mer du navire : ce sont des îles, des archipels, des continents qui s’agrègent, se désagrègent, diminuent, se fondent et disparaissent. En réalité, il n’y a pas grande différence sous le rapport géologique entre ces continents d’écume et les continents terrestres sur lesquels nous habitons. Petits ou grands, tous les phénomènes se ressemblent : nos continents se fondront aussi pour se reformer ailleurs comme des flocons de bulles blanches entraînés par le sillage du vaisseau.

Quand on se penche de manière à voir la sombre masse du navire reflétée dans l’eau, on peut distinguer à d’énormes profondeurs des animaux étranges, des némertes enroulées comme des rubans noirs, des méduses épanouissant leur manteau transparent, jusqu’à le rendre invisible, et le reployant de nouveau en forme de boule jaune ou blanche, des stéphanomies semblables à de frissonnantes broderies de la plus fine dentelle, des encornets, des sépias aux vastes cordages de suçoirs, puis des êtres informes, indécis, presque dissous déjà par l’eau qui les contient. Au milieu de ces profondeurs toutes vivantes et pullulantes d’organismes, on voit passer quelquefois une énorme masse verte ou bleuâtre aux contours insaisissables : c’est peut-être un requin qui d’une simple vibration de sa queue puissante va s’élancer vers la surface à vingt mètres de distance, ou bien une famille de marsouins qui jouent à cache-cache sous la quille du navire.

Vers midi la chaleur accablante me forçait à chercher un abri et j’allais m’étendre sur des voiles à l’ombre d’un mât ; là je lisais ou faisais ma sieste pendant quelques heures et quand l’atmosphère un peu rafraîchie me permettait de quitter ma retraite, tout me paraissait plus beau qu’auparavant, l’air était devenu plus lumineux, la vague plus joyeuse, le navire plus alerte à la course. Alors j’allais en vacillant chercher un observatoire quelconque, tel que la hune du grand mât ou celle du mât de misaine. Attaché aux cordes vibrantes des haubans je grimpais lentement sans tourner la tête de peur d’être saisi de vertige en voyant la mer sous mes pieds, et le cœur tout palpitant d’une émotion peu virile, je me soulevais à la force des bras à travers les barres de la hune et m’adossais solidement contre le mât. Là, véritable lâche jouissant des émotions du danger, j’aimais à me sentir balancer par le roulis et à décrire de vastes courbes dans l’atmosphère. Les matelots qui montaient dans les haubans ou se laissaient glisser le long des cordages avec une adresse de singe, ne se doutaient pas que j’avais une jouissance de plus qu’eux, celle du vertige et de la peur.

Du haut de cet observatoire puissamment balancé dans l’espace, je saisissais d’autant mieux la beauté de la mer que je la voyais d’une manière inusitée. D’abord, mon horizon s’agrandissait de plusieurs lieues, et la vaste circonférence qui vue du pont me paraissait hérissée de vagues était devenue calme comme un rivage de bronze ; plus près, je voyais distinctement les flots se dérouler en ordre de bataille et quand sous l’influence de deux vents contraires deux systèmes de lames se croisaient à angles droits, je saisissais dans tous ses détails leur interférence harmonieuse et périodique : sur la surface mobile apparaissaient parfois des cachalots soufflant des jets de vapeur et d’eau par leurs évents et dressant dans l’air leurs énormes queues, ou bien encore des peuplades de marsouins traversant la mer par une série de bonds et de plongeons. Autour du navire flottaient de longues traînées de fucus ou raisins des tropiques, et les galères tricolores balançaient leurs grands bras au gré de chaque flot. Parfois une vergue brisée, reste de quelque naufrage, venait à notre rencontre ; les dorades et les dauphins tournaient comme des loups autour de cette épave pour dévorer les petits poissons cachés sous son ombre : cette vergue flottante formait comme un monde à part au milieu de la mer et d’innombrables drames de meurtre se passaient incessamment autour d’elle.

En ramenant mon regard au-dessous de moi, je trouvais le navire singulièrement amoindri et je me demandais comment le poids des voiles enflées ne faisait pas chavirer la coquille. La dunette, les chaloupes, les chaînes, les ancres me semblaient devenues d’une petitesse improbable, et le craquement des membrures, le choc des anneaux de fer, le cri des matelots se confondaient pour moi dans un gémissement plaintif. Autour de la carène, l’écume soulevée par la proue tournoyait en spirales blanches sur le fond vert bleu de la mer ; vue d’en haut, elle avait la transparence et l’éclat d’une immense surface de porcelaine devenue liquide et bouillonnante.

Je me lassais difficilement quand je regardais la mer du haut de la hune du grand mât, et cependant j’avais encore un poste plus agréable, l’extrémité du mât de beaupré. Là, j’étais tout à fait en dehors du navire ; en me retournant je le voyais derrière moi fendre la vague de son taille-mer, et je bravais cette masse énorme qui me poursuivait avec rage sans jamais pouvoir m’atteindre. À chaque coup de tangage je descendais presque au niveau de l’eau, puis j’étais lancé à une grande hauteur au-dessus d’elle, le mât se cabrait sous moi ou plongeait furieusement sans pouvoir me désarçonner. Enivré de mouvement, il me semblait presque commander au monstre qui me portait, et penché vers la mer, aspirant