Page:Le Tour du monde - 01.djvu/199

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une largeur moyenne d’un mille, n’a pour tous gardiens que 240 hommes, dont 120 sont de service pendant la nuit. Encore prennent-ils bien soin d’avertir les malfaiteurs de leur approche. Ils sont munis d’un grand bâton en bois de fer ou de chêne, et quand ils arrivent au coin d’une rue, ils frappent un coup retentissant sur l’angle du trottoir ; les incendiaires, les voleurs et les meurtriers entendent ainsi venir l’ennemi et peuvent accomplir leurs exploits sans crainte de surprise. Les grands criminels ne se laissent guère arrêter que lorsque, enhardis par de longs succès, ils ont l’audace de tuer en plein jour. Chaque année, il se commet plusieurs centaines de meurtres complaisamment enregistrés par les journalistes, mais rarement poursuivis par les juges. Cependant le débordement d’iniquités est tel que, malgré l’insouciance de la justice, on opère de 25000 à 30000 arrestations par an ; il est vrai que sur ce nombre considérable, égal au dixième de la population, on compte 4000 ou 5000 nègres coupables de s’être promenés sans billets de permission ou bien envoyés par leurs maîtres au bourreau pour se faire donner vingt-cinq coups de fouet.

Plus de 2500 tavernes, toujours remplies de buveurs, offrent sous forme d’eau-de-vie et de rhum un aliment aux passions les plus violentes. On spécule si bien sur le vice national de l’ivrognerie, que tout le rez-de-chaussée des grands hôtels est mis librement à la disposition du public ; au centre, se trouve une vaste rotonde, espèce de bourse où les négociants viennent lire les journaux et débattre leurs intérêts ; à côté, s’ouvre la salle des jeux de hasard, où les fripons donnent rendez-vous aux dupes ; ailleurs est la buvette où s’étend une table publique, très-richement et très-abondamment servie. Le repas est complétement gratuit et le premier venu peut s’attabler : il ne faut payer que pour l’eau-de-vie ou le rhum. Le picaillons (25 c.) qu’on donne par chaque petit verre suffit amplement à couvrir tous les frais de ces festins publics. D’ailleurs, la très-grande majorité des personnes qui entrent dans la salle ne touchent pas aux mets et se contentent de boire : c’est ainsi que des centaines de buveurs se cotisent sans le savoir pour payer un festin à quelques pauvres faméliques.

En temps d’élection surtout, les tavernes ne désemplissent pas. Il faut que le candidat fasse raison à tous ceux qui lui donnent leurs voix, car s’il ne savait prendre un cocktail avec élégance, il perdrait toute popularité et passerait pour un transfuge. Quand des adversaires politiques se rencontrent dans une buvette, avinés ou à jeun, il n’est pas rare que les paroles insultantes soient bientôt suivies de coups de poignard ou de revolvers, et plus d’une fois, on a vu le vainqueur boire sur le cadavre du vaincu. La loi défend, il est vrai, qu’on porte des armes cachées : aussi, pendant les élections, les citoyens les plus outre-cuidants éludent-ils la lettre du code en garnissant leur ceinture d’un véritable arsenal parfaitement à découvert ; en général, on se contente de garder sous son habit un poignard ou un pistolet de poche.

« Est-il vrai que la loi défendu expressément de porter des armes sur sa personne ? » demandait-on à un magistrat célèbre de la Louisiane.

« Certainement ! On ne peut trop féliciter nos législateurs d’avoir défendu le port d’armes cachées.

— Que feriez-vous donc si je vous insultais ou si je vous donnais un soufflet ?

— Ce que je ferais ! » et saisissant à sa ceinture un pistolet chargé, il le braqua sur la tête de son interlocuteur.

Un misanthrope pourrait comparer les vices de notre société européenne à un mal caché qui ronge l’individu sous ses vêtements, tandis que les vices de la société américaine apparaissent au dehors dans toute leur hideuse brutalité. La haine la plus violente sépare les partis et les races : l’esclavocrate abhorre l’abolitionniste, le blanc exècre le nègre, le natif déteste l’étranger, le riche planteur méprise largement le petit propriétaire, et la rivalité des intérêts crée même entre les familles alliées une barrière infranchissable de méfiances. Ce n’est pas dans une société de ce genre que l’art peut être sérieusement cultivé. En outre, les visites périodiques de la fièvre jaune à la Nouvelle-Orléans rendent impossible toute préoccupation autre que celle du commerce, et aucun négociant ne tient à embellir la cité qu’il se propose de fuir quand il aura réalisé une fortune suffisante. Sous prétexte d’art, les riches particuliers se bornent à badigeonner à la chaux les arbres de leur jardin : ce luxe a le double avantage de plaire à leurs regards et d’être très-peu coûteux. On n’a pu traiter ainsi les promenades publiques, car il n’y en a pas : le seul arbre existant dans l’intérieur de la ville est un dattier solitaire, planté il y a soixante ans par un vieux moine. En revanche, la ville a tenu à honneur d’élever une statue de bronze à son sauveur Andrew Jackson, mais cette statue n’a d’autre mérite que d’être colossale et d’avoir coûté un million. L’artiste qui l’a modelée et fondue, M. Clarke Mills, n’a jamais été à Rome ni a Florence et n’a étudié que dans les ateliers de Washington-City : voila ce qui fait sa réputation auprès des natifs, et ceux qui lui ont avancé les premiers fonds et procuré des travaux, lui ont posé la condition expresse de ne jamais voyager hors de sa patrie. Ses incontestables titres de gloire ne suffisent point cependant pour lui faire éclipser les statuaires de l’ancien monde. Ils consistent dans l’invention brevetée d’un procédé très-simple pour la fusion du métal et dans l’art d’équilibrer parfaitement les statues équestres sur les deux jambes de derrière, sans le secours d’une queue opulente ou d’un tronc d’arbre complaisant. La municipalité de la Nouvelle-Orléans a commandé à M. Mills une statue de Washington qui sera érigée dans le quartier américain.

Quant aux édifices publics, ils sont pour la plupart sans aucune valeur architecturale. Les gares sont d’ignobles hangars noircis de fumée ; les théâtres sont pour la plupart des baraques à la merci des incendies ; les églises, à l’exception d’une espèce de mosquée bâtie par les jésuites, sont toutes de grandes masures prétentieuses.