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dévorés. On eut la curiosité de les compter, et il s’en trouva huit cent vingt-deux ; si quelques-unes n’avaient pas été enlevées, on serait arrivé à neuf cents. Ra Vatu affirma que son père avait seul mangé tous ces corps, sans jamais admettre aucun convive à ses affreux festins. Une autre rangée, disposée dans le même but par un nommé Naungavuli, présentait déjà une ligne de quarante-huit pierres ; la collection s’était heureusement arrêtée là, le collectionneur étant devenu chrétien. — L’anthropophagie a, du reste, chez les Vitiens, un caractère d’autant plus révoltant qu’elle ne dérive pas seulement, comme chez la plupart des tribus sauvages, d’un sentiment de vengeance poussé à son extrême limite ; c’est un goût spécial, une prédilection, un raffinement de gourmandise, si on peut le dire. La chair humaine est le mets par excellence, et, pour se le procurer, il n’est pas besoin du prétexte d’une offense à punir. C’est fréquemment l’unique cause et l’unique but des guerres de village à village. Comme le mets recherché n’est pas assez abondant pour suffire à tous les appétits, les chefs se le réservent exclusivement, et ce n’est que par une faveur spéciale qu’ils abandonnent à leurs inférieurs un morceau de cette nourriture délicate.

Après avoir passé la nuit à Naitasiri, dans la demeure de l’instituteur et avoir fait les arrangements nécessaires, nous reprîmes notre navigation en canots, bien que le temps fût assez mauvais. Dans la journée, nous vîmes sur la rive droite l’emplacement d’un village dont les habitants avaient succombé à une maladie nommée lila, qui prend Souvent un caractère épidémique et a une certaine analogie avec la fièvre typhoïde. De l’autre côté de la rivière on apercevait les ruines d’un autre village détruit par les gens de Rewa, sur le soupçon conçu par leur chef que Ko-Mai-Natasiri aurait courtisé la reine. Dans une première rencontre, il périt peu de monde, la plus grande partie des combattants de Naitasiri ayant pris une fuite prudente. À la suite d’explications, la paix fut conclue avec Rewa, et les habitants revinrent à leur village et reconstruisirent leurs maisons, se fiant à la bonne foi de leurs adversaires. Mais, à peu de temps de là, ceux-ci les attaquèrent à l’improviste pendant la nuit, et une centaine de femmes et d’enfants furent massacrés par cette trahison, le surplus de la population s’étant enfui de nouveau.


IV

Hommages rendus aux chefs. — Les castes de l’archipel. Temples de l’ancien culte et maisons des étrangers.


Nous eûmes plus d’une fois occasion, en nous promenant avec Ko-Mai-Naitasiri d’entendre le tama ou acclamation respectueuse, proférée non-seulement à la vue du chef lui-même, mais encore lorsqu’on approche de sa demeure. Hommes et femmes se prosternaient et restaient immobiles jusqu’à ce que nous fussions passés ; les individus qui conduisaient des canots s’arrêtaient également, appuyés sur leurs pagaies, en tournant vers le chef le flanc de leurs embarcations. Après le coucher du soleil, aux termes habituels de salut, on substituait ces mots : « su mbongi sakwa » il est nuit, seigneur ! L’expression du tama varie selon les districts : à Naitasiri, elle rappelle quelque peu le roucoulement de la colombe : les femmes le répètent d’une voix lente et continue : les hommes, au contraire, d’un ton plus ferme et plus élevé. »

Il est curieux que le respect pour les chefs se soit toujours conservé inaltérable parmi cette population aux allures violentes, aux instincts pervers, à laquelle jusqu’ici le meurtre, le vol, le mensonge ont été familiers. Il serait difficile de trouver l’origine de cette aristocratie et de sa prépondérance autrement peut-être que dans le cours des immigrations anciennes ; mais ce qui est incontestable, c’est son autorité devant laquelle on s’incline avec une profonde déférence. Aux Viti comme dans la Malaisie, il y a un dialecte purement aristocratique, notamment dans les îles de l’ouest, et on ne parle ni d’un membre de l’aristocratie, ni des actes les plus ordinaires de sa vie dans le langage usuel, mais uniquement dans un style figuré et hyperbolique. Cet hommage rendu à la supériorité des chefs se traduit à la fois par la parole et par l’action ; les hommes abaissent leurs armes, prennent les bas côtés des sentiers et s’inclinent humblement au passage d’un chef, et, en sa présence, tous gardent constamment l’attitude de la soumission. Une des formes les plus bizarres de ce respect est certainement le bale muri, singulière coutume d’après laquelle tout inférieur qui voit son maître trébucher et tomber par hasard, se laisse choir à son tour, afin de prendre pour son propre compte le ridicule que la chute aurait pu attirer au chef. Un voyageur rapporte un exemple assez plaisant de cet usage pratiqué cette fois en son honneur. « J’avais, dit-il, à franchir une espèce de pont formé d’un tronc de cocotier jeté en travers d’un cours d’eau assez rapide ; la rive que je voulais atteindre étant plus basse que celle que je quittais, ce pont avait une forte déclivité, d’autant plus difficile à suivre que le bois était humide et glissant. Comme je tentais cependant l’épreuve, un indigène s’écria avec animation : « Aujourd’hui j’aurai un fusil. » J’avais plus à faire attention à mes pas qu’à ses paroles et je ne répondis pas ; mais ayant heureusement gagné le bord, je lui demandai ce qu’il avait voulu dire : « J’étais convaincu, reprit-il, que vous tomberiez en essayant de passer, et je serais tombé après vous ; comme le pont est élevé, l’eau rapide et que vous êtes un chef, vous n’auriez pu moins faire que de me donner un fusil. »

Nous ne terminerons pas cette digression sans indiquer les différentes classes, ou castes dont se compose la société vitienne, ce sont : 1o les souverains de plusieurs îles ; 2o les chefs d’île ou de district ; 3o les chefs de village et les prêtres ; 4o les guerriers renommés, mais d’une naissance inférieure, les maîtres charpentiers et les chefs de pêcheurs de tortues ; 5o les prolétaires ; 6o enfin les esclaves capturés à la guerre ; gent corvéable et mangeable à merci.

« À la fin de la journée nous descendîmes sur la rive