Page:Le Tour du monde - 01.djvu/212

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tefois les pluies, incommodes à tant d’égards, eurent au moins cet avantage de nous permettre de remonter en canot plus loin qu’on ne le fait ordinairement ; mais il fallut tous les efforts et toute l’agilité des jeunes gens qui dirigeaient nos embarcations pour surmonter la violence du flot, et plus d’une fois ils furent obligés de se mettre à la nage pour les remorquer avec une corde. Des arbres entiers étaient emportés par la masse des eaux, et d’autres, à moitié déracinés, surnageaient en se balançant au milieu de la rivière. À un demi-mille environ de ce passage, nous remarquâmes un petit soro, variété d’offrande dédicatoire placée pour se rendre propice le dieu de cette localité. Ce soro se composait de feuilles de makita disposées en cône et surmontées d’un morceau de bois ; nous en vîmes d’autres consistant en légers paniers de bambous tissés pour la pêche. Nous rencontrâmes, à peu de distance, Vere-Malumu, frère du chef de Salaira, et présidant à la construction d’un lavo, sorte de four creusé dans la terre pour faire cuire l’igname, le porc et parfois des corps humains. Notre ami Ko-Mai-Naitasiri nous introduisit près de Vere-Malumu avec l’étiquette d’usage, et la présentation se termina par une distribution de pipes et de tabac qui rendit bientôt plus faciles ces nouveaux rapports.

« D’une hauteur voisine où nous nous rendîmes M. Waterhouse et moi, nous aperçûmes, à trois milles d’éloignement à peu près, dans la direction ouest-nord-ouest, le pic élevé qu’on nomme Mbuggi-Levou, dont la cime atteint une hauteur de 1145 mètres ; au nord-nord-ouest, on nous signala un groupe de montagnes appelé Lutu, distant d’environ trente milles, et d’où sort la rivière Wai-Ni-Mbuka pour se jeter dans le Vluna-Ndonu, qui arrose la région centrale de Viti-Levu.

« Poursuivant notre marche, nous parvînmes à Vakandua, petit village construit sur une colline environnée de bois et d’eaux vives, dans la plus agréable situation. Nous fûmes accueillis avec les démonstrations ordinaires : discours approprié à la circonstance, saluts et offre de racines de yanggoua. Le calis ou tambour retentit, comme remercîment pour le présent d’une hache faite au chef, et aussi pour nous rendre honneur. Des danses et des exercices gymnastiques remplirent la soirée, à la grande joie des indigènes, dont les exclamations admiratives aux choses les plus ordinaires prouvaient le peu de relations qu’ils avaient encore eues avec les papalangis.

« Le jour suivant, à la suite d’une marche, fréquemment interrompue par de fortes averses, et par des passages difficiles, que formaient les nombreux détours de la rivière, et durant laquelle nous reconnûmes, sur la rive droite, un affluent qui descend de la base septentrionale de Mbuggi-Levu, dont il contourne le revers oriental pour se rendre au Wai-Sidina que nous suivions, nous atteignîmes enfin le district de Salaira et, non sans peine, la hauteur sur laquelle est situé le village de Vu-ni-Mbua, chef-lieu du district et résidence du chef. Les dernières pluies avaient rendu le terrain si humide que nous conservions à peine notre équilibre, même en nous aidant de « titakos », longs bâtons ou cannes dont les naturels de ce district font usage dans toutes leurs courses.

« Comme nous approchions du village, la population vint au-devant de nous pour nous offrir de l’eau fraîche contenue dans de longs bambous pour laver nos pieds ; cette cérémonie préliminaire accomplie, on procéda à la présentation officielle, selon toutes les formes usitées ; et c’est alors seulement qu’il nous fut permis de nous installer dans la maison des étrangers.

« C’était une construction oblongue, d’aspect bizarre, composée de deux bâtiments distincts juxtaposés et réunis au point de contact des deux toits, par un vieux canot qui semblait faire office de gouttière pour l’écoulement des eaux pluviales : à l’intérieur, les dispositions n’étaient pas différentes de celles que j’ai précédemment décrites ; bientôt le tambour fut apporté et son roulement célébra notre arrivée ; nous voulûmes répondre à cette politesse par l’offre que nous fîmes au chef de deux dents de baleine, de haches et de lanternes.

« Profitant d’une éclaircie, nous montâmes pour prendre une vue d’ensemble de la contrée, sur une élévation voisine de la ville, et à deux milles du Mbuggi-Levu qui fermait l’horizon de ce côté. Le pays environnant présentait une vue extrêmement pittoresque, spécialement vers la région des montagnes : à gauche se dressent les pics élancés du Mbuggi-Levou, environnés d’un massif de montagnes à la cime dentelée. Sur la droite, on découvre au loin des chaînes s’échelonnant les unes au-dessus des autres, et se dégradant par teintes délicates sur le fond du ciel jusqu’à l’extrême limite de l’horizon. La rivière, enfin, qui serpente au fond du vallon, anime de son mouvement ce charmant tableau. Quand on embrasse du regard l’ensemble de ce paysage que l’inondation couvre de ses flots, à certaines époques de l’année, on comprend aisément que le lit de la rivière varie incessamment et on s’explique ces rives changeant de physionomie et présentant alternativement une forte berge escarpée, tandis que l’autre rive, prenant un niveau bas, s’efface pour ainsi dire en une vaste pelouse presque entièrement privée d’arbres.

« Nous étant assis, par une agréable soirée, sur un banc de gazon, nous nous vîmes bientôt entourés de naturels qui nous accablaient de questions au sujet de Sa très-gracieuse Majesté la Reine Victoria. Quand nous leur eûmes appris que nous avions un hymne spécial pour implorer les bénédictions du ciel en faveur de notre souveraine, ils exprimèrent un vif désir de le connaître, et cédant à leurs instances, nous entonnâmes le God save the Queen à leur grand applaudissement.

Nous apprîmes que la coutume d’étrangler les veuves était encore en pleine vigueur dans le district de Salaira. Le chef, gentilhomme dont le nom ne renferme pas moins de quatorze syllabes, essaya d’abord de le nier, puis finit par en convenir, et il écouta avec faveur M. Waterhouse qui l’engagea fortement à renoncer à ce détestable usage. Dans la plupart des districts que nous avons traversés, aussi bien que dans le Salaira, nous avons trouvé les pratiques de la sorcellerie très-répandues. Ainsi lorsqu’un individu