Page:Le Tour du monde - 01.djvu/219

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que cet ordre ne lui présageait rien de bon, devint plus farouche encore, et déchargea sa colère sur ses esclaves, dont plusieurs, parmi lesquels je me trouvai, faillirent mourir sous ses coups. Il les emmena avec lui à Fez, et, quoique suspect de trahison, il obtint son pardon de l’empereur, ce qui ne l’empêcha pas, peu après, de s’engager dans la révolte de Muley-Hamed, qui fut vaincu. Après la défaite des rebelles, tous leurs esclaves furent confisqués au profit de l’empereur. Je suivis mes compagnons d’infortune à Mékinès, où ma condition devint pire que jamais. Le gardien de notre prison, noir d’une stature prodigieuse, d’un aspect effroyable, et dont la voix ressemblait aux hurlements de Cerbère, tenait un bâton proportionné à sa taille gigantesque, et dont il salua chacun de nous, à notre entrée en prison. À la moindre négligence, au moindre signe de fatigue, il nous accablait de coups, et s’il s’absentait, il laissait auprès des malheureux esclaves des gardiens qui, jaloux de prouver leur zèle, se montraient plus féroces que lui, et justifiaient, à son retour, leurs cruautés par des rapports toujours bien accueillis. À la voix du terrible noir les appelant au travail dès l’aube du jour, les esclaves, exténués de fatigue, retrouvaient de la force et se disputaient à qui paraîtrait le premier, sachant bien que le dernier venu sentirait le poids du terrible bâton.

« Un jour, voyant passer le sultan, nous nous précipitâmes à ses pieds, en lui montrant nos blessures toutes sanglantes. Le monarque laissa voir quelques signes de compassion, mais ne donna aucun ordre. Furieux de cette démarche, notre tyran redoubla ses mauvais traitements, et ne fit trêve à sa rage qu’après avoir fait périr une vingtaine de mes compagnons sous ses coups. Les survivants ne lui auraient pas échappé longtemps si la peste n’était venue à notre aide. Ce terrible fléau exerça d’abord ses ravages sur Mékinès, moissonna une partie des habitants et nous débarrassa de notre farouche gardien. Au milieu de la terreur et de la désorganisation générales, nous jouîmes d’un peu plus de liberté et nous en profitâmes pour fabriquer de l’eau-de-vie, des jeux de cartes et des dés, dont la vente profitait à nos malades. Enfin, des missionnaires, Pères de la Merci, arrivèrent de France en 1681, et payèrent notre rançon. »

Le sultan alors régnant était Muley-Ismaël, qui possédait le pouvoir depuis longtemps déjà, devait le conserver cinquante-trois ans et l’étendre bien au delà des frontières de ses prédécesseurs, au delà même du désert, jusqu’à Tombouctou, sur les bords du Niger.

Il n’était arrivé au trône des schérifs qu’en détrônant et mettant à mort son neveu Muley-Hamed. La cruauté de son caractère produisit des effets salutaires ; les lois furent exécutées, les routes purgées des brigands, et le royaume jouit, sous sa domination, d’une tranquillité parfaite. Malheureusement, il s’abandonna à tous les caprices de sa cruauté ; une garde de huit cents nègres dévoués à toutes ses volontés était les instruments de ses fureurs sanguinaires. Il éprouvait d’abord ces hommes par les plus cruels traitements ; quelquefois il en faisait tomber à ses pieds quarante ou cinquante baignés dans leur sang ; à la moindre plainte, à la moindre marque de douleur, on était déclaré indigne d’être attaché à la personne de l’empereur. Ces nègres, exécuteurs aveugles des cruautés du prince des schérifs, « ressemblaient à des démons acharnés au supplice des damnés. » L’empereur lui-même se plaisait à trancher d’un coup de sabre la tête des malheureux voués à son capricieux ressentiment ; souvent il les tuait d’un seul coup de lance, arme qu’il maniait avec une adresse extraordinaire, laissant, à la vérité, rarement sa main sans exercice. Lorsqu’il paraissait en public on examinait avec inquiétude sa physionomie, ses gestes, et surtout la couleur de ses vêtements ; le jaune annonçant presque toujours quelque meurtre. S’il tuait quelqu’un par méprise, il disait que son heure était venue, que telle était la volonté de Dieu. De terribles remords le poursuivaient cependant : souvent il s’éveillait en appelant ses victimes ; quelquefois il voulait voir les personnes qu’il avait tuées la veille, et apprenant leur mort, demandait avec émotion qui les avait fait tuer. « Nous ne savons, c’est Dieu sans doute, » lui répondait-on. L’empereur ne poussait pas ses informations plus loin. La perte qui lui fut le plus sensible fut celle de Hameda, le fils du chef des esclaves. Ce jeune homme, courageux, gai, spirituel, était devenu cher à l’empereur ; ce qui n’empêcha pas celui-ci, dans un moment de colère, de frapper l’infortuné Hameda avec tant de violence, qu’il mourut des suites de ses blessures. Muley-Ismaël se livra aux plus amers regrets, et souvent, quand il était seul, il répétait le nom d’Hameda.

Schérif des schérifs, il affichait naturellement une grande dévotion, et prétendait expliquer parfaitement la loi de Mahomet. Son plus grand plaisir était de faire construire et de faire démolir tour à tour.

Il justifiait ce goût singulier par la nécessité où il se trouvait d’occuper ses sujets pour s’assurer de leur soumission. « Des rats enfermés dans un sac, le perceraient bientôt, disait-il, si on ne les agitait sans cesse. »

Un épisode de la vie de ce terrible porte-couronne, épisode oublié sans doute aujourd’hui, est l’admiration poétique qu’il conçut, sur de simples ouï-dire, pour la beauté d’une fille de Louis XIV et de Mlle de La Vallière, Mlle de Blois, qui devint plus tard princesse de Conti, admiration qui le poussa jusqu’à demander en mariage celle qui en était l’objet.

La demande ne fut pas agréée ; mais le roi des rois chrétiens fit une réponse très-gracieuse à son collègue africain, alléguant la différence des religions comme le seul obstacle qui l’empêchait de condescendre au bonheur du schérif des schérifs.


LE MAROC AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE.

RELATION DE LAMPRIÈRE.
Taroudant. — Le prince impérial, son harem. — La ville de Maroc. — Forets d’argans, paysage. — L’empereur Yézid. — Intérieur de son palais. — Ses femmes.

Au mois de septembre 1789, Muley-Ab-Salem, fils chéri de l’empereur du Maroc, étant menacé de perdre