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visite était d’environ 50 000 dollars, ce qui dédommage amplement le sultan des prêts qu’il fait, des crédits qu’il donne. C’étaient principalement des objets de manufacture européenne : Sa Majesté les vend à ses sujets pour son compte. Dans cette masse de présents, il va sans dire qu’il y a nombre de produits tels que thé, sucre, épices, essences, etc., qui, avec des vêtements et des articles de toilette et d’ornement, sont pour son usage personnel et pour celui de son harem.

« Pendant mon séjour à Mogador, M. Cohen arriva, venant de Maroc. M. Cohen est un juif anglais, très au courant des affaires du Maroc. Ses opinions diffèrent beaucoup de celles des marchands impériaux, qui sont trop engagés avec l’empereur pour pouvoir être indépendants.

— Les Marocains, me dit M. Cohen, sont fatigués de leur gouvernement, fatigués du pillage de leur propriété, fatigués du peu de sécurité et de l’incertitude dans laquelle ils vivent relativement à cette propriété restreinte, qui ne consiste qu’en un fort petit nombre de valeurs. »

« M. Cohen va plus loin. « Si un puissant pouvoir Européen s’établissait sur la côte, la population tout entière, dit-il, irait se mettre sous sa protection. »

« Voici un exemple qu’il me donna de la méthode qu’emploie l’empereur pour faire rendre gorge à ses gouverneurs de province.

« Il y a quelques années, le gouverneur de Mogador se présenta au sultan à Fez ; reçu avec tous les honneurs dus à son rang, il demanda à retourner à Maroc. On le congédia avec les démonstrations les plus amicales ; mais aussitôt arrivé à Maroc, le gouverneur de la ville lui fit savoir qu’il était prisonnier par ordre du sultan qui lui réclamait 40 000 dollars. La pauvre dupe finit par obtenir la permission de retourner à Mogador, où il fut obligé de vendre tout ce qu’il avait pour parfaire la somme que l’empereur exigeait de lui.

— Quant à la politique, dit encore M. Cohen, si le sultan se trouve dans l’embarras, il cède, mais traîne d’abord les affaires en longueur autant qu’il peut. Aussi longtemps qu’il ne se compromet pas, ou qu’il n’est pas découvert, il use et abuse de son pouvoir tant à l’égard de ses sujets que des étrangers. S’il lui arrive quelque désagrément, il en rejette toujours la responsabilité sur ses ministres, et si l’un d’eux lui a donné quelque conseil et que les affaires tournent à mal, malheur au pauvre fonctionnaire. »

« Le gouverneur actuel de Mogador se trouvait en même temps que M. Cohen à Maroc. En homme qui connaît à fond la politique de son gouvernement, il refuse de l’empereur tout salaire et des étrangers tout présent. Ce gouverneur n’est pas riche et trouve que cette méthode lui réussit parfaitement. Il ne veut pas s’enrichir pour qu’ensuite l’empereur lui fasse rendre gorge, selon la méthode employée envers ses prédécesseurs et collègues. Quand il fut nommé à son poste, il le laissa très-poliment entendre à l’empereur ; il a toujours nettement refusé les présents des marchands ; de cette manière, le sultan ne peut le saigner sous le prétexte qu’il s’est engraissé par ses exactions.

« J’avais souvent entendu parler des terribles serpents de la province de Sous, parmi lesquels, s’il faut en croire les Arabes, se trouvent encore des pythons, capables de fermer les routes aux caravanes, et dignes, par leur taille, de figurer non loin du fameux serpent de Bagrada, de classique mémoire. C’est de la même province que sortent presque tous les Eisowys, ou industriels possédant l’art de charmer les vipères les plus dangereuses.

« Un matin, sur la place du marché, nous rencontrâmes une bande de quatre de ces hommes ; trois d’entre eux étaient musiciens ; leurs instruments, longs et grossiers roseaux en forme de flûtes, percés aux deux bouts, produisaient des sons mélancoliques mais qui n’étaient pas dépourvus d’un certain charme.

« Les Eisowys, invités à nous montrer leurs serpents, s’y prêtèrent de bonne grâce. Élevant d’abord leurs mains, comme s’ils tenaient un livre, ils murmurèrent, à l’unisson, une prière adressée à la divinité et invoquèrent Seedna-Eiser qui, dans le Maroc, est le patron des charmeurs de serpents. Il ne faut pas confondre Seedna-Eiser avec Seedna-Aïsa, qui est le nom par lequel les Arabes désignent le Christ qu’ils appellent aussi Rohallah (le souffle de Dieu). Leur invocation terminée, la musique commença, le charmeur de serpents se mit à danser en tournoyant avec vélocité autour d’un panier de jonc, recouvert d’une peau de chèvre sous laquelle se trouvaient les reptiles. Soudain, le charmeur de serpents s’arrête, il plonge son bras nu dans le panier et en retire un cobra capello, qu’il contourne comme si c’eût été son turban ; tout en dansant, il l’enroule autour de sa tête, le serpent paraissant obéir à ses désirs, conserve la position qu’il lui a donnée. Le cobra est ensuite placé à terre ; se dressant alors sur lui-même, il commence à balancer sa tête de droite à gauche : on dirait qu’il accompagne la mesure.

« Tournant plus rapidement encore, l’Eisowy plonge sa main dans le panier, dont il retire successivement deux serpents très-venimeux, de l’espèce que les habitants de la province de Sous désignent sous le nom de leffa. Ces reptiles, dont la robe marbrée est tachetée de noir, ont le corps assez gros ; leur longueur n’excède pas deux pieds et demi à trois pieds.

« Ces deux leffas étaient moins bien dressés et plus ardents que le cobra ; à demi roulés, la tête penchée, prêts à l’attaque, ils suivaient d’un œil étincelant les mouvements du charmeur de serpents ; quand il s’approchait d’eux, s’élançant sur lui, la mâchoire ouverte, ils dardaient leur corps avec une incroyable vitesse ; leur queue cependant semblait immobile : puis ils se repliaient sur eux mêmes. L’Eisowy avec son haïk repoussait les attaques dirigées contre ses jambes nues, et les leffas épuisaient leur poison sur le vêtement.

« Invoquant alors Seedna-Eiser, le charmeur saisit un des serpents par la nuque, en continuant toujours sa danse tournoyante : il ouvrit alors, à l’aide d’une ba-