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ligne de côtes formait comme un cirque gigantesque encadrant un océan glacé. À mes pieds, une plaine immense, où les hummocks[1] se dressaient comme les retranchements d’une cité assiégée, où çà et là d’abruptes montagnes de glace surgissaient semblables à d’inébranlables forteresses, tandis qu’au loin, jusqu’aux limites les plus reculées de l’horizon, un entassement d’icebergs accumulés les uns sur les autres, formait un infranchissable rempart.

Nous revînmes sur nos pas ; nos compagnons nous attendaient avec anxiété ; je leur expliquai comment, n’ayant pas trouvé de baie aussi favorable pour l’hivernage que celle où nous étions, j’étais décidé à y rester. Je fis placer l’Advance entre de petites îles qui le mettaient à l’abri de la dérive des glaces. C’est ainsi que notre petit brick, avec huit brasses d’eau sous sa quille, fut pris par l’hiver dans ce havre de Rensselaer, que nous ne devions plus quitter ensemble ! long repos pour notre bon et agile navire ; les mêmes glaces l’y étreignent encore !


L’hivernage. — La mort parmi nous. — Visite des Esquimaux. — Leurs habitations à Étah. — Un intérieur encombré. — Nuit et repas peu confortables.

À peine installés, nous fûmes avertis par la diminution rapide de la lumière que l’hivernage avait commencé. Nous vîmes d’abord le jour s’éteindre dans les bas-fonds et dans le lit des ravins ; puis les ombres monter graduellement le long des flancs des montagnes, et finir par s’étendre sur la cime blanche des glaciers. Dès le 7 novembre tout était ténèbres autour de nous. Le soleil s’était couché pour cent quarante jours, et nos lampes ne cessèrent de brûler dans l’entre-pont. Les étoiles de sixième grandeur étaient visibles en plein midi. Bien qu’aucun Européen n’eût encore hiverné a une si haute latitude, excepté toutefois au Spitzberg, archipel que les dernières effluves du Gulfstream, douent d’un climat relativement plus doux, l’hiver de 1853-54 se passa pour nous comme tant d’autres s’étaient écoulés pour nos prédécesseurs dans les régions polaires. Voici quel était assez uniformément l’emploi de nos journées :

À six heures du matin, Me Gary, mon second, se lève ainsi que les hommes de service. On nettoie le pont, on ouvre le trou à glace, on examine les filets ou la viande est à rafraîchir, on range tout à bord. À sept heures tout le monde est debout, la toilette se fait sur le pont, on ouvre les portes pour ventiler nos appartements ; puis nous descendons déjeuner. Nous avons peu de combustible, aussi fait-on la cuisine dans la cabine. Nous avons tous le même déjeuner ; du porc, des pommes cuites gelées et dures comme du sucre candi, du thé, du café, avec une tranche délicate de pomme de terre crue. Après déjeuner les fumeurs prennent leur pipe jusqu’à neuf heures ; alors les oisifs de flâner, les travailleurs de se mettre au travail. Ohlsen à son banc, Brooks à ses « préparations » de toile, Me Gary fait le tailleur, Whippe se transforme en cordonnier et Bonsall en chaudronnier, Baker prépare des peaux d’oiseaux, le reste vaque à la besogne. Voyez notre cabinet de travail : une table, une lampe qui alimentée par du saindoux salé donne une lueur fumeuse tout en répandant des vapeurs de chlore ; trois tabourets ; trois hommes au visage de cire, assis leurs jambes repliées sous eux, car le pont est trop froid pour les pieds, chacun à son travail : Kane écrit, dessine, trace des cartes ; Hayes copie des livres de loch et des observations météorologiques ; Sontag rédige le journal de quelque expédition dans les environs. À midi, tournée d’inspection et ordres pour l’emploi de la journée ; vient ensuite l’entraînement des chiens esquimaux ; c’est ma spécialité, exercice très-agréable pour mes genoux qui craquent à chaque pas, et pour mes épaules endolories de rhumatismes qui enregistrent chaque coup de fouet que je donne. C’est ainsi qu’on gagne le dîner, nouvelle occasion de se réunir ; mais à ce repas point de thé, point de café ; des choux confits et des pêches sèches les remplacent fort agréablement.

À dîner comme à déjeuner apparaît notre hygiénique pomme de terre crue ; comme toutes les médecines, ce mets n’est pas aussi appétissant qu’on pourrait le désirer. Je la râpe bien soigneusement, je n’en prends que les parties les plus saines, j’y mets de l’huile en quantité, et pourtant, malgré l’art que je déploie, il me faut toute mon éloquence pour persuader à mon monde de fermer les yeux et d’avaler mon ragoût. Deux de mes convives sont complétement récalcitrants ; j’ai beau leur dire que les Silésiens mangent les feuilles des pommes de terre en guise d’épinards, que les baleiniers se grisent avec la mélasse qui sert à conserver les grosses pommes de terre des Açores ; j’ai beau montrer à l’un d’eux ses gencives, hier molles et enflammées, aujourd’hui fraîches et fermes ; grâce à un cataplasme de pommes de terre, rien n’y fait ; ils repoussent avec opiniâtreté mon admirable mélange.

Qui flânant ou dormant, qui travaillant ou s’amusant, nous atteignons six heures, le moment du souper, répétition affaiblie du déjeuner et du dîner. Les officiers m’apportent leurs rapports ; après les avoir lus, je les signe, puis je parcours mon journal, qui, à chaque page, me montre combien nous nous affaiblissons de jour en jour. Quelquefois, pour passer la soirée, on joue aux cartes ou aux échecs, ou bien on lit des revues.

Au premier abord cette vie paraît assez facile ; mais il faut voir le revers de la médaille. Nous avons peu de combustible, nous ne pouvons brûler que trois seaux de charbon par jour. La température extérieure est en moyenne – 40° ; dans la cabine où j’écris elle est de + 7°78. Notre porter de Londres et du vieux sherry que nous avons pour les cas extrêmes, gèlent dans les coffres de l’entrepont ; à nos carlingues pendent des glaçons qui nous servent à faire de l’eau douce. Nous ne pouvons brûler que du saindoux salé dans nos lampes : nous n’avons plus d’huile, nous travaillons à la lueur de mauvaises veilleuses de notre fabrication. Nous n’avons pas une livre de viande fraîche, et il ne nous reste qu’un seul baril de pommes de terre.

  1. Rangées de glaçons superposés par suite des collisions des champs de glace.