Page:Le Tour du monde - 01.djvu/280

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Mes matelots étaient à moitié fous ; je ne les savais pas aussi éprouvés par la faim. Brandissant leurs couteaux, ils couraient sur la glace, pleurant et riant tout ensemble. Cinq minutes après, ils étaient tous occupés, qui à lécher ses doigts couverts de sang, qui à dévorer de longues bandes de graisse crue.

Sans souci du danger, campés sur une grande glace flottante, quand vint le soir, sacrifiant deux planches entières d’Éric-le-Rouge pour faire un grand feu, nous nous livrâmes à notre sauvage repas.

Ce fut notre dernière souffrance : « Le charme est rompu et les chiens sont sauvés », s’écria Stephenson. — Pauvres Toodla et Whitey, « c’était de la viande au croc », disait Me Gary. Une fois nous avions été sur le point de les immoler, mais c’étaient, je l’ai déjà dit, les chefs d’attelage de notre équipage d’hiver, nous ne pûmes nous décider à les sacrifier.

Le 1er août, nous étions au Pouce-du-Diable, ce champ de bataille des baleiniers, puis nous arrivâmes aux îles Duck, et passant au sud du cap Shackelton, nous nous préparâmes à débarquer.

Portrait de Kane. — Dessin de Valentin d’après une photographie.

Terre ferme ! terre ferme ! quel bonheur de la revoir : comme nous la saluons avec respect, avec amour ! Le temps de chercher une petite anse, le temps de se féliciter, on tire à terre ses embarcations délabrées et on se repose. Deux jours après, un brouillard avait couvert les îles, et quand il se leva, il nous trouva ramant à la hauteur de Karkamont.

…Mais, quel est ce bruit ? Ce n’est pas le cri de la mouette, ce n’est pas le glapissement du renard, que nous avons confondu si souvent avec le huk-huk des Esquimaux, cette cadence nous est familière, nous ne pouvons nous y tromper ! « Écoutez, Petersen ! aux avirons mes hommes ! Qu’est-ce donc ?… » Petersen écouta tranquillement d’abord, puis avec un tremblement dans la voix. « Des Danois », murmure-t-il.

J’entends encore résonner a mon oreille ces voix humaines, qui, les premières, saluaient notre retour au monde habité. Hélas ! peut-être n’est-ce qu’une illusion ? Non, le bruit se répète ; les avirons de frêne se ploient sous les efforts de nos matelots, nos canots rapides volent sur les eaux, nos regards avides fouillent l’horizon, enfin nous apparaît le mât solitaire d’une chaloupe. « C’est la Fraulein-Flaischer ; c’est Carlie Mossyn ; la Marianne, la corvette attendue est arrivée ! » s’écrie Petersen qui, jusqu’alors calme et grave, éclate en sanglots en se tordant les mains.

Oui c’est Carlie Mossyn, ce sont les Danois, nous sommes sauvés !

Une heure après nous étions à Upernavik.