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comprendre ; quand il fut presque sur la mine, quelqu’un voulut bien le mettre au fait du danger, et je laisse à penser quels bruyants éclats de rire saluèrent la retraite effarée du bonhomme dans un buisson voisin !

Le terrain s’abaisse à partir de ce point, et nous sortîmes peu à peu des fourrés pour entrer dans une plaine parfaitement unie, fond d’un lac desséché qui n’a laissé qu’un fort maigre dépôt d’alluvion de quelques centimètres de profondeur ; encore cette alluvion est-elle fort pauvre en terre végétale. Ce fut avec un inexprimable bonheur que je vis se dessiner, sur le pied du coteau qui me faisait face, la petite ville de Trébigne, rangée le long de la rivière à laquelle elle donne son nom, la limpide Trébinsnitza, que je passai à gué en cherchant vainement des yeux le lac que toutes les cartes figurent en cet endroit. On me dit que ce lac existe pendant quelques semaines de l’année, lors des crues de la rivière, circonstance atténuante pour les géographes. Je me hâtai de traverser un petit faubourg et de franchir un pont-levis jeté sur un fossé alimenté par la rivière, et j’entrai dans la ville close, vieille cité qui accuse par toutes ses constructions le moyen âge et le temps de l’empire serbe, époque de sa splendeur. La construction la plus confortable est le konak ou palais du gouverneur, où je me rendis tout droit et où l’hospitalité empressée et cordiale de Kemal-Effendi me dédommagea amplement de toutes mes fatigues.

La ville close est surtout habitée par une classe de rentiers, comme nous dirions en Europe ; le commerce est représenté par un modeste bazar, rue fort inégale, située hors des portes. J’installai mon observatoire dans un café fréquenté par les Turcs et les Bosniaques de la vieille roche, juste en face de la porte Mostar, et l’arrivée d’un paletot franghi y fit quelque sensation, surtout quand je me mis à dessiner. Je dis sensation, et rien de plus, car je calomnierais les Turcs si je prétendais avoir été l’objet d’une seule démonstration hostile pendant mes deux voyages dans l’empire ottoman. Je ne remarquai autour de moi qu’une sorte de curiosité bienveillante, et l’occasion était pourtant fort belle pour faire de la défiance et de l’inquisition, car Trébigne craignait une irruption des Monténégrins, la France favorisait ouvertement le prince Danilo, et je venais, moi Français, dessiner les fortifications d’une place frontière ! L’impartialité me fait une loi de constater qu’en pareil cas, en France, j’aurais subi deux ou trois interrogatoires, et en Autriche quinze ou vingt.

Au lieu de cela le karedji vint s’asseoir à côté de moi et me demanda : Takos ? (comment ?) Je compris qu’il me parlait de son café, et je lui répondis avec mon sourire le plus aimable : Dobra-dobra (très-bon). Ce ne fut que plus tard que je sus que le takos « comment » serbe est une formule laconique que nous traduisons en français en y ajoutant vous portez-vous ? J’étais, du reste, dans un de ces moments d’inexprimable bien-être où les sens et l’esprit flottent dans la volupté contemplative exprimée par l’intraduisible kief des Orientaux. Tout en savourant mon café, j’étudiais avec la curiosité d’un archéologue cette petite ville si différente des villes turques que j’avais déjà vues, forteresse féodale qui avait eu, au temps des Krals serbes, ses comtes héréditaires, tout comme si elle s’était nommée Courtenay ou Brienne. Ses tours, ses remparts, ses fossés n’avaient subi aucun changement depuis le quinzième siècle, et bien souvent des djoupans de Trébigne entourés de leurs barons avaient passé sous cette lourde arcade où veillent aujourd’hui deux soldats tout embarrassés du piètre uniforme qu’ils subissent. Tout cela était encadré dans une nature un peu indigente, mais harmonieuse et belle encore au premier soleil d’automne. Le mont Malanstilza arrondissait au loin sa croupe d’un vert obscur, de grands vergers jetaient sur la plaine l’ombre de leurs arbres touffus, et l’eau sombre des fossés disparaissait par moments sous la verdure et les fleurs qui tapissaient les vieux murs et les berges.


III

Bords de la Trébinsnitza. — Gradina. — Une vengeance. Le lac de Kotesi. — Île de Lagosta.

Je sortis le lendemain avec l’intention de remonter pendant une heure ou deux la Trébinsnitza au-dessus de la ville, afin de me rendre compte de la structure physique de cette curieuse vallée. Je pris la route de Klobouk, et je me dirigeai vers un pic isolé que couronnait une ruine d’assez fière apparence, entourée de maisons et de cultures annonçant l’aisance ; elle ressemblait à un de ces petits castels de la féodalité bosniaque, tyrans héréditaires des villages bâtis à leur ombre. Je ne fus frappé en ce moment que de sa charmante situation au-dessus de la rivière, et je demandais à un paysan qui passait le nom de ce lieu. Il me répondit : « Cela s’appelle Gradina, et appartient à la famille de Disdarevich. » À ce nom, un drame homérique, alors tout récent, me revint en mémoire, et je le donne ici.

C’était le 11 mai 1858, le premier jour de la bataille de Grahovo. Deux jeunes Monténégrins, deux frères, avaient été tués ce jour-là. Un homme qui revenait de la bataille vit leur mère et lui raconta la catastrophe. Elle, sans perdre une heure, se rend dans la sanglante plaine, ensevelit elle-même les deux cadavres bien-aimés, emporte leurs armes, et de retour chez elle, les jette aux pieds de son mari en lui disant : « Tes deux fils sont morts, et voilà leurs fusils : maudite soit ton âme si tu ne les venges pas ! » L’homme, sans répliquer, saisit son fusil, passe la frontière et arrive sur le terrain au moment où les Turcs, écrasés partout, essayaient d’honorer leur défaite par quelques essais de résistance individuelle. Un groupe de Bosniaques tenait encore sous les ordres de Disdarevich, reconnaissable à ses belles armes et à ses grands coups de sabre. Le Monténégrin perce droit à lui, le combat, le renverse mort, lui coupe la tête, revient chez lui et jette aux pieds de sa femme la tête sanglante : « Eh bien ! mes fils sont-ils vengés ? — Oui, répondit-elle, et à présent mon cœur est content. »

L’aspect de la rivière me ramenait, quoi que j’en eusse,