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hutte était à peu près vide ; on voyait seulement dans un coin deux ou trois coffres renfermant toutes les richesses du capitaine ; quelques javelots fixés contre la paroi, une chaise effondrée qu’il nous offrit, et une planche retenue au plafond par une corde, sorte de balançoire sur laquelle notre hôte s’était hissé et se dandinait gravement, avec un profond sentiment de sa haute importance politique.

Nous avions déjà fait acheter au gras docteur Crisp, pour la somme de quatre francs, un porc grillé que nous offrîmes à nos nouveaux amis ; mais aucune de leurs femmes ni aucun de leurs enfants n’apparurent au festin : « Elles se sont enfuies dans la forêt, nous dirent-ils, nous ne savons où, et tant que vous resterez, elles y demeureront cachées, au risque de mourir de faim. » Évidemment ces braves gens, instruits par de désagréables incidents, usaient avec nous de précaution. Dans les relations des Européens avec les sauvages, ce sont rarement ces derniers qui ont les premiers torts.

On peut affirmer que les Nicobariens ont un sentiment naturel très-développé de moralité et de justice ; ils sont serviables, hospitaliers, et ne paraissent ni envieux ni jaloux. Si leur idéal social est bien moins élevé que le nôtre, il n’est pas toutefois sans valeur, et ils semblent l’avoir à peu près réalisé. Leur pratique n’est pas, comme il arrive trop souvent chez nous, en raison inverse de leur théorie.

Les missionnaires protestants et catholiques n’ont pas encore eu le moindre succès auprès de ces insulaires, qui les ont fort bien accueillis, les ont regardés avec curiosité, les ont écoutés sans les comprendre, et ne savent pas encore ce qu’ils sont venus faire.

Cependant le capitaine John alla chercher dans son coffre une petite Bible anglaise, et nous dit avec un naïf orgueil : « Voici Jésus-Christ. Quand moi être malade, moi le mettre sous ma tête, et moi guérir ! »

On m’a nommé, dans l’île de Car-Nicobar, treize villages renfermant ensemble une centaine de cabanes, avec une population totale de huit à neuf cents habitants.

La noix de coco est le seul produit marchand de l’île, mais on pourrait y cultiver avec succès la canne à sucre, le tabac, le coton et le riz. On évalue à 4 à 5 millions par an la quantité de noix exportées, dont la plupart prennent la route de Poulo-Penang. Le cocotier, haut de soixante à cent pieds, et d’un diamètre de deux pieds, se couronne d’un véritable toit de feuilles toujours vertes et se balançant mollement dans l’air. Qui ne sait les mille usages de cet arbre précieux, de ses feuilles, de ses racines, de son tronc, de sa séve, de son eau, de son huile, de son vin, de son lait et de ses fibres ?

La plus grande fête que célèbrent les indigènes de Car-Nicobar dure une quinzaine de jours : elle s’ouvre à l’entrée de la saison pluvieuse, lorsque le mousson du sud-ouest commence à souffler.

À la fin de l’époque de sécheresse, ils célèbrent une autre fête, par une course assez grotesque. Des porcs sauvages sont lancés dans une arène, les jeunes gens du pays s’y précipitent à leur suite, armés de bâtons et de lances, en criant et faisant vacarme ; puis, sous les regards de leurs belles, de leurs rivaux et du peuple assemblé, ils piquent et houspillent les malheureux porcs qui se défendent assez bravement et font plus d’une blessure, mais qui, après une lutte intrépide, succombent, sont grillés et mangés.

À leur fête des Morts, les Nicobariens exhument les corps de leurs parents et de leurs amis qui ont passé une année sous terre, les portent dans une cabane, et s’accroupissent autour d’eux en criant, sanglotant, et se lamentant. Entre les mâchoires de chaque squelette brûle un cigare, dont la fumée est sans doute l’image du souffle humain. Les crânes sont ensuite enterrés dans le cimetière, ou kouïoukoupa ; mais les ossements sont jetés dans la forêt, et de préférence dans la mer. Serait-ce qu’ils considèrent comme nous la tête comme le siége de l’intelligence et de la personnalité ? Et croient-ils devoir rendre à la terre ou à la grande mer les éléments de la vie simplement végétale ou animale ? En même temps, on abat quelques cocotiers, qu’on jette avec les cadavres, et l’on disperse à tous les vents des noix de coco, qui devront donner naissance à de nouveaux cocotiers. Les Indiens, les Germains immolaient aussi, sur la tombe de leurs morts, des chevaux et des buffles pour leur servir de coursier ou de nourriture dans l’autre monde. Serait-ce dans la même intention qu’aux îles Nicobar on leur immole des palmiers ? ou plutôt serait-ce quelque symbole instinctif de la vie renaissante et des régénérations toujours nouvelles dans le sein de la nature ?

Les naturels de Car-Nicobar dansent, mais tristement ; ils chantent, c’est-à-dire, se lamentent en musique. Leur figure est si élégiaque, qu’irrésistiblement il me venait à l’idée que cette population est le débris d’une race autochtone primitive, peut-être antérieure à la nôtre, qui sent qu’elle n’a plus de place dans la série actuelle des êtres et qu’il ne lui restera bientôt qu’à mourir.

Le 28 février, nous quittâmes Car-Nicobar pour nous rendre à Battelmave, île inhabitée à 21 milles de là, et où nos géographes désiraient faire quelques observations.

Le 6 mars, nous passâmes devant Trincut et abordâmes le soir même au port commode, mais malsain, de Mancaouri, bien connu du monde religieux par le nombre de missionnaires allemands et danois, moraves et luthériens qui sont venus y mourir de la fièvre.

Nous visitâmes d’abord le village d’Itoë. Tous les habitants étaient en fuite : ils n’avaient laissé derrière eux que quelques chiens hurlants. Devant les huttes nous vîmes beaucoup de pieux dressés au-dessus de l’eau et où étaient attachés quelques branchages pour éloigner les mauvais esprits. À l’intérieur nous remarquâmes aux toits, aux parois, une multitude de figurines de bois grossièrement, bizarrement et diversement taillées, représentant des Iwis, c’est-à-dire de méchants esprits pendus par la patte, ainsi que jadis on dressait aux portes de nos villes des gibets et des potences pour décourager les malfaiteurs. Cependant, afin de prendre aussi ces Iwis par de bons procédés, on attache, à leur intention, aux différents endroits de la hutte, et surtout à l’échelle de bambou, des comestibles et quelques douceurs, par exemple du tabac et des feuilles de bétel. Le cimetière d’Itoë