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La rade de Gravosa, en Dalmatie. — D’après un dessin de M. G. Lejean.


VOYAGE EN ALBANIE ET AU MONTÉNÉGRO,

(1858)
PAR M. G. LEJEAN.
(Inédit.)
Les côtes de Dalmatie. — Gravosa. — Raguse. — Gendarmerie et chauvinisme.


Le voyageur qui s’embarque à Trieste à bord du paquebot l’Albania pour visiter les provinces occidentales de la Turquie doit s’attendre à se voir épargner la surprise ou l’ennui (comme on voudra l’entendre) des contrastes brusques et inopinés. Nos anciens coches d’eau, dont on a tant ri, n’étaient pas plus lents que cette espèce de cabotage à vapeur qu’on appelle le service du Lloyd autrichien de Trieste à Corfou. Le touriste impatient maugrée de s’arrêter douze heures en face d’un gros village fort irrégulièrement bâti entre la mer et un monceau de roches grisâtres, le tout pour la plus grande commodité de quelques marchands indolents qui reçoivent alors leur correspondance, soupent sans se presser et font leur courrier avant le départ du paquebot. Mais en voyage, et surtout dans un voyage en Orient, le plus sage est d’accepter la perte du temps comme un accident nécessaire qu’il faut faire tourner à son profit ; ces haltes un peu trop prolongées peuvent être employées à récolter une ample moisson d’impressions et de souvenirs. Si la longue chaîne des montagnes de Dalmatie, qu’un écrivain indigène compare assez plaisamment à des monceaux de cendres solidifiés par la pluie et le soleil, finit par fatiguer et impatienter le regard, les arêtes vigoureuses des longues îles Illyriennes avec leur végétation sombre et rase et leurs petites capitales aux vieux remparts vénitiens, Lossini avec sa jolie rade en miniature, Zara avec ses souvenirs historiques, Spalatro avec sa superbe cathédrale, et surtout le fameux palais de Dioclétien qu’on va visiter à Salone, à une heure de là : Sebenico avec son aspect tout oriental, dédommagent amplement de l’ennui de quatre longs jours d’une navigation fort douce d’ailleurs.

J’avoue cependant que j’éprouvai un vif soulagement quand, le soir du quatrième jour, j’entendis crier : Gravosa ! Je montai sur le pont pour saisir d’un coup d’œil l’aspect de cette mignonne petite rade, autant que pouvait me le permettre la nuit qui tombait rapidement. Je vis une sorte de lac qui semblait fermé du côté de la pleine mer par la pointe aiguë de l’île Daxa et qui se partageait en deux bras, l’un se dirigeant vers l’Ombla, l’autre vers Raguse. L’Albania entra dans ce dernier, que cerne sur tout son développement la longue ligne de magasins et de villas qui porte le nom de Gravosa, et que domine à droite une colline couverte de bois et de jardins, pendant que se développe sur la gauche une chaîne rugueuse et pelée, semée de maigres oliviers. Au fond, on voit monter au flanc d’un coteau bien ombragé la belle route qui mène à Raguse, à trois kilomètres à peine. L’ensemble était d’un charme indicible, et très-inattendu pour le voyageur qui, du large, n’a vu, qu’une