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comme on s’en aperçoit trop en comparant les divers portraits de lui publiés depuis cinq ans. Au repos, cette physionomie calme, froide, énigmatique, ne reflète que l’attitude défiante et en quelque sorte défensive de presque tous les princes d’Orient, entourés de périls et de trahisons. Chez eux la ruse se voile sous l’indolence et je dirais presque la somnolence officielle : chez Danilo, sous la bonhomie. Il a la parole facile, familière et colorée ; à la moindre contradiction ou sous l’empire d’une émotion quelconque, ses yeux d’un bleu grisâtre lancent un éclair rapide, et, sous le jeune disciple de Pierre le Grand reparaît le vieux sang tsernogortse.

« Jusqu’à Danilo le gouvernement était héréditaire dans la famille Niegosch ; mais l’hérédité était en quelque sorte latérale. La constitution de l’Église grecque interdisant le mariage aux évêques, les vladikas ne pouvaient avoir pour successeurs que leurs neveux. Il y avait dans chaque génération un héritier présomptif destiné d’avance à l’Église, au trône ou au célibat. Pierre II avait deux neveux, Mirko et Danilo. Celui-ci était chétif et semblait peu propre à la vie militaire : ce fut lui que le vladika destina au pontificat, et il fut élevé en conséquence. Mirko fut désigné pour le commandement de l’armée.

« Le futur évêque vécut dans sa première jeunesse de la vie rude, pastorale et fortifiante des Monténégrins de toutes les classes. Les gens de Cattaro, depuis que Danilo a pris rang parmi les têtes couronnées, rappellent volontiers qu’ils le voyaient jadis venir au marché en poussant devant lui ses mulets chargés des produits rustiques de la montagne Noire. À la mort du vladika, il avait vingt ans ; il accourut à Tsettinie, réunit l’assemblée populaire où un parti important s’était formé contre lui, et confondit en un instant toutes les tentatives d’opposition. En cette circonstance, son extérieur même tourna en sa faveur : tous ces hommes de bronze et d’acier, accoutumés à obéir à des géants, augurèrent heureusement de la puissante énergie cachée sous cette frêle enveloppe. Ses pouvoirs légaux étaient assez limités, mais la faveur publique l’investit d’une dictature morale que ses actes postérieurs ont régularisée et affermie. »

Dans un voyage à Trieste, Danilo fut reçu chez un de ses compatriotes, un négociant serbe, père de deux charmantes filles dont l’une produisit sur le chef des Tsernogortses une profonde impression. Malheureusement le titre de vladika condamnait le jeune Pierre au célibat perpétuel. Mais l’amour a souvent triomphe de difficultés plus grandes : Danilo tourna celle-ci en dédoublant son pouvoir. Il donna le vladikat à son cousin, et resta laïque et prince séculier, sous le titre de kniaz, déjà inauguré avant lui par les princes de Serbie. Rien ne s’opposa dès lors à son mariage avec la belle Darinka K..., aujourd’hui bien-aimée souveraine des Monténégrins.

J’avais entendu parler à Paris et à Raguse de la beauté de la princesse Darinka, et j’avoue que ma première impression fut loin d’être, ce qui arrive souvent en pareil cas, une déception. La princesse paraît avoir vingt-cinq ans. Sa taille bien prise, souple, élancée, son teint éclatant, ses lignes correctes qui impriment un caractère un peu froid à une beauté que rehausse le contraste des yeux bruns et d’une opulente chevelure châtaine, réalisent bien l’idée qu’on se fait du beau type illyrien ou plutôt oriental. Élevée à Trieste, la princesse est toute française d’éducation, de langage, de lectures et d’habitudes, je dirai même de costume, car ce splendide costume monténégrin, sous lequel elle a posé pour quelques-uns de ses portraits, n’est pour elle que la tenue d’apparat et de quelques rares occasions. Cela se comprend assez, car ces vêtements de madone byzantine écrasent en quelque sorte une taille svelte et onduleuse, mais dans les solennités officielles, ils ont un charme d’étrangeté et surtout une majesté dont il est impossible de ne pas être frappé.

Le prince porte avec beaucoup de grâce le beau costume monténégrin que Paris a admiré il y a trois ans, lors du voyage qu’il y fit : il n’y ajoute qu’une cravate qui dérange un peu l’harmonie pittoresque de l’ensemble. De tous les monténégrins que j’ai vus, il est peut-être le seul qui ne porte pas de moustaches ; elles sont remplacées chez lui par de légers favoris blonds.

Je passai peu de jours à Tsettinie : le très-gracieux accueil de Danilo me faisait une loi de ne pas abuser de son hospitalité, et je ne restai près de lui que le temps nécessaire pour faire quelques recherches dans les archives de l’État (archives qui, par parenthèse, tiennent toutes dans une bibliothèque de grandeur fort ordinaire), un peu de topographie, et prendre une vue de Tsettinie. Ce dernier point avait une certaine importance aux yeux de Son Altesse. Il se plaignit vivement à moi d’un artiste allemand qu’il avait bien reçu et qui avait abusé de l’hospitalité en publiant dans l’Illustrirte Zeitung (l’Illustration de Leipzig) des dessins inexacts et diffamatoires. J’avais vu ces dessins, et je n’osais pas lui dire ma pensée, à savoir qu’ils étaient fort bien faits et surtout exacts. Je lui demandai ce qui avait pu le blesser. « Mais, dit-il, vous n’avez donc pas remarqué qu’il a figuré plusieurs têtes exposées sur la Tour aux Turcs ? L’Europe, si elle prend ces choses-là au sérieux, aura le droit de croire que nous sommes encore des barbares, comme les diplomates turcs et les journaux autrichiens le répètent sur tous les tons. L’artiste aurait pourtant dû savoir que depuis trois ou quatre ans j’ai supprimé cet usage ! »

C’était vrai. Le dessinateur, pour ajouter a l’effet, avait commis un petit mensonge, et le prince était fondé à se dire calomnié. C’est, à ce qu’on m’a dit, une des réformes obtenues par la douce influence de la princesse. Au début de son séjour à Tsettinie, elle ne pouvait se mettre à sa croisée sans avoir sous les yeux ces têtes brunies et desséchées par le soleil, qui ne disparaissaient que pour faire place à d’autres : et elle obtint que cette sinistre exposition disparût. On coupe toujours des têtes, mais on ne les affiche plus que sur quelques points de la frontière où la tcheta est en permanence.

J’eus la curiosité de grimper au rocher dominé par cette tour qui aurait tant de tragédies à nous raconter, si les monuments pouvaient parler. Je vis une construction assez grossière, ronde, et qui n’a jamais pu être évidem-