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vent d’autre occupation, ne se bornent pas à parcourir la Perse, et vont, sans hésiter, à Calcutta, à Constantinople, au Caire, et cela d’autant plus aisément que leurs pérégrinations ne leur coûtent absolument rien. J’en ai vu et pratiqué beaucoup, et je les tiens, en général, pour très-intéressants à connaître. Il y a sans doute, parmi eux, bon nombre de vagabonds purs et simples ; mais çà et là on rencontre une perle, et c’est assez pour leur donner de la valeur.

À pied, ou monté sur un âne, le philosophe nomade se met en route, s’arrêtant où il veut pendant des mois, des années, ou traversant les villes, sans que rien ni personne l’arrête ; dans les déserts, il se joint aux caravanes ; dans les pays où il croit n’avoir pas besoin de protection, il va seul, et personne ne lui demande pourquoi. Un ruisseau coulant entre deux pierres, avec un saule au-dessus, lui paraît offrir un repos agréable : il s’y assied et y demeure tant que ce séjour lui convient. J’ai rencontré ainsi, dans une masure en ruine, aux environs de Reï, l’ancienne Rhagès, un derviche venu de Lahore, qui passa là plusieurs jours. Le lieu lui avait semblé agréable. Un matin il disparut et je ne le revis jamais. Le but final de son voyage était, disait-il, Kerbela. C’était un homme d’une rare instruction, d’un langage recherché et fleuri, connaissant beaucoup les livres, ayant au moins soixante ans et l’expérience de beaucoup de catastrophes qu’il avait heureusement traversées. Son élégance était tout intellectuelle. Il était vêtu d’une robe de coton blanc tombant en lambeaux, les pieds et la tête nus, les cheveux flamboyants, la barbe grise en désordre, la peau calcinée et sillonnée de rides, mais l’air souriant et les yeux pleins de feu. Dans quelque lieu que ces gens s’arrêtent, ils racontent aux habitants, qui bientôt les entourent, ce qu’ils ont vu dans leurs pérégrinations, et les conclusions qu’ils ont tirées de toutes choses. Souvent ils font grande impression sur les esprits ; et comme la religion est un des thèmes favoris de leurs entretiens et qu’ils y sont très-hardis, c’est à ces religieux errants qu’il faut attribuer ce mouvement continuel d’hérésies dont le monde musulman est tourmenté, surtout en Perse, et qui, à chaque moment, ranime, réveille, renouvelle ou apporte les notions de la théologie indienne au milieu de la loi du Koran.

La porte de Schah-Abdoulazim. — Dessin de M. Jules Laurens.

Il est aussi d’autres voyageurs qui, d’après les idées européennes, paraissent plus dignes d’intérêt ; ceux-là parcourent le monde oriental pour s’instruire. Ils sont assez nombreux. Rien ne les distingue extérieurement des derviches, si ce n’est qu’ils ne vont point la tête nue et ne portent point de longs cheveux. Ils sont peu curieux d’opinions théologiques ou de méditations sur les choses surnaturelles, ne s’occupent que des mœurs des pays qu’ils parcourent et des curiosités de l’art ou de la nature qu’ils peuvent y trouver. Mais les pèlerins les plus curieux que j’aie jamais rencontrés sont les derniers dont je parlerai ici.


Deux pèlerins. — Le culte du feu.

Je fus abordé un jour par deux hommes de taille médiocre, d’un noir bleuâtre, maigres, et ayant, comme tous les gens du sud de l’Asie, qui n’appartiennent pas aux races militaires, l’air riant, doux et soumis. Ils me parurent, au premier abord, être des Beloutches. Mais je me trompais, car l’un d’entre eux se réclama auprès de moi de la qualité de Français, qu’il attribua aussi à son compagnon. L’aspect de ces soi-disant compatriotes n’était pas propre à soutenir la validité de leurs prétentions, je fus bien vite convaincu de leur sincérité. Ils portaient de longs bonnets pointus en feutre, semblables à ceux des Ouzbeks. Bien qu’on fût au mois