Page:Le Tour du monde - 03.djvu/151

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pour nous demander des nouvelles de leurs maris, de leurs fils, de leurs frères qui sont à la guerre. Leur attitude et leurs prières sont vraiment attendrissantes ; mais, malgré notre bonne volonté, nous ne pouvons, on le comprend, leur donner la satisfaction qu’elles attendent. Nous sommes d’ailleurs exténués de fatigue et de faim ; nous nous empressons donc de les congédier, et, pendant qu’elles s’éloignent tristement, nous déjeunons et prenons un peu de repos.

Au delà de Nally-Han nous traversons un pays des plus curieux : peu à peu, à mesure que nous avançons, la végétation disparaît, des blocs de rochers nous apparaissent de tous côtés. Notre marche est extrêmement pénible : nous ne cessons de monter et de descendre ; puis nous nous trouvons au milieu d’un terrain blanc comme la neige. C’est de la craie : son éclat nous aveugle, et, à chaque pas, des masses de gypse cristallisé nous reflètent la lumière au niveau du sol, comme si nous marchions sur de véritables miroirs. À perte de vue, sur notre gauche, nous apparaissent des marnes considérables, aux formes et aux couleurs variées. Le spectacle est imposant : d’énormes et profondes crevasses sillonnent cette terre aride et nue que ne perce pas même un brin d’herbe ; au milieu de ces précipices gisent çà et là des squelettes d’animaux blancs comme l’ivoire. Le bruit de notre marche trouble seul le silence solennel de ce paysage désolé, et, aussi loin que nos regards peuvent s’étendre, rien ne trouble cette monotone uniformité ; rien n’accuse la végétation et la vie. Nous pourrions nous comparer à Noé sortant de l’arche, et contemplant la terre déserte et ravagée. Toutefois, malgré sa tristesse. ce tableau a quelque chose de grandiose qui commande notre admiration, et nous nous sentons tellement frappés en présence de cette nature étrange et de ce silence de mort, que nous nous avançons nous-mêmes sans nous communiquer nos impressions, comme si nous redoutions de troubler par nos paroles la majesté de cette éternelle solitude.

Cependant, nous avons hâte d’en finir avec ces beautés sauvages de la nature. Le soleil, qui ajoute à leur éclat, augmente en même temps notre malaise ; la soif nous presse, et nous désespérons de trouver l’eau dont nous avons tant besoin. Heureusement notre inquiétude n’est pas de très-longue durée ; tout à coup, au bas d’une colline, nous apercevons une vallée délicieuse, une oasis dans ce désert ; la végétation reparaît, les fleurs se montrent nombreuses et brillantes ; sur les abricotiers voltigent des tourterelles, communes dans ce pays comme les moineaux en France. Nous reprenons courage à mesure que nous avançons ; un gué, ombragé de grands arbres, nous sépare du village de Tchaïr-Han. Nous nous arrêtons sur ses bords, et nous oublions nos fatigues en reposant le soir au milieu d’un champ de blé fraîchement coupé.

Notre étape du lendemain reproduit les mêmes incidents. Le soir nous entrons dans une nouvelle vallée au fond de laquelle est la ville de Bey-Bazar, où nous nous arrêtons.


La chèvre d’Angora. — Les femmes de Bey-Bazar. — Les monuments. — Les moustiques. — Ghel-Ara. — Kapoulou-Kamman.

C’est à Bey-Bazar, mieux qu’à Angora même, que nous pouvons étudier la chèvre à laquelle cette dernière ville a pourtant donné son nom. Angora est bien, il est vrai, le centre de la région où vivent les chèvres, mais c’est surtout dans les environs que ces animaux se trouvent en grand nombre, et que leur laine est l’objet d’un commerce actif.

Bey-Bazar est une des localités où ce trafic a le plus d’importance.

Deux races principales de chèvres sont répandues en Asie Mineure. L’une habite à toutes les altitudes et sur les terrains les plus variés, c’est la race noire, dont le pays offre d’ailleurs plusieurs sous-races caractérisées par la plus ou moins grande finesse des poils. L’autre, la race blanche, ne se trouve que dans un cercle restreint, dont le centre est la ville d’Angora.

Les deux races sont à longues toisons.

La chèvre noire est d’une taille plus élevée, d’un cinquième environ, que la chèvre blanche. Ses poils droits atteignent une longueur qui va jusqu’à vingt-cinq ou vingt-sept centimètres. Le poids des toisons varie, chez les mâles, entre trois kilogrammes sept cent cinquante grammes et cinq kilogrammes.

La toison de la chèvre d’Angora est d’un blanc nacré d’une grande pureté ; les poils sont en longues mèches ondulées sur toutes les parties du corps et, dans la race pure, descendent régulièrement de chaque côté d’une ligne qui suit tout le trajet de la colonne vertébrale. La longueur des mèches atteint vingt-cinq centimètres, et le poids des belles toisons deux kilogrammes cinq cents grammes. Le croisement des deux races altère sensiblement ces caractères, et l’on peut s’en convaincre par l’examen des individus que nous possédons en France, et qui sont tous métis.

Le pays qu’habitent les chèvres d’Angora, brûlé par le soleil pendant l’été, est couvert de neige en hiver. Toutefois il faut remarquer que la mauvaise saison ne dure guère dans cette région que trois ou quatre mois. Pendant le reste de l’année, la température se maintient très-élevée, et les beaux jours continuent presque sans interruption, car les pluies et les orages sont fort rares. Le sol ne produit que fort peu de végétaux ; et cette absence d’arbres, d’arbustes et de broussailles donne à la contrée l’aspect de steppes immenses, où l’œil ne saisit que les ondulations du sol. Cette nudité permet aux premiers rayons du soleil d’enlever le peu d’humidité que la nuit a pu déposer. Nous avons pu en juger par nous-mêmes ; souvent, quand le temps ne nous permettait pas de dresser nos tentes, nous couchions en plein air, et jamais au réveil nos vêtements n’étaient humides. Cette aridité du sol exerce la meilleure influence sur la santé des chèvres, qui ont besoin de vivre dans une atmosphère chaude et sur un terrain sec. La maladie les décime dès qu’elles ne se trouvent plus dans ces conditions : on n’en a eu que trop souvent la preuve dans le mauvais résultat des tentatives d’acclimatation faites en