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SOUVENIRS D’UN VOYAGE AU LIBAN,

PAR M. E. A. SPOLL.
1859. — INÉDIT.


Jaffa. — Saint-Jean d’Acre. — Caïffa. — Le mont Carmel. — Soujr. — Sayda. — Arrivée à Beyrouth.

D’Alexandrie à Jaffa, quatre-vingt-dix lieues marines, vingt-six heures.

D’abord apparaissent les montagnes de la Palestine, dessinant à l’horizon leurs ondulations peu accentuées, puis les rochers qui portent la ville.

Jaffa[1], l’ancienne Joppé, est un amas circulaire de maisons éblouissantes de blancheur, disposées en amphithéâtre sur le versant de la montagne qui regarde la Méditerranée. Du côté de la terre, la ville est entourée de hautes murailles flanquées de tours ; c’est par là que Bonaparte entra dans Jaffa en 1799.

Au pied de ces murailles, le long du port, règne, chose rare en Syrie, un assez beau quai opposant sa digue aux flots de la mer, souvent irritée dans ces parages. Au reste, la rade, m’a dit le commandant du Simoïs, est justement redoutée des marins, malefida carinis ! je pensai involontairement à l’épithète de Virgile.

L’aspect général de la ville est triste et fatigant. Des rues sombres, tortueuses, d’une malpropreté révoltante, me conduisent au bazar, d’où s’exhale une odeur intolérable de musc et de poisson séché.

Je salue l’hôpital que Gros a si poétiquement traduit sur sa toile immortelle des Pestiférés, et je regagne le bâtiment.

Quelques heures après, nous étions en mer, et nous suivions, sans trop nous en éloigner, la côte de Syrie. La végétation, assez rare près de Jaffa, devient plus abondante en approchant de Saint-Jean d’Acre ; bientôt nous distinguons les murs de l’ancienne Ptolémaïs, bâtie sur une langue de terre qui se projette dans la Méditerranée en forme de demi-lune, et baignée de trois côtés par la mer, qui lui sert de défense naturelle. Saint-Jean d’Acre eut l’honneur de tenir en échec Napoléon.

Caïffa s’offre à nos regards, accotée au mont Carmel, qui domine la mer de plus de neuf cents pieds, et déroule au soleil ses flancs couverts d’oliviers et de vignes sauvages.

Le Carmel fuit à son tour ; une heure après nous sommes devant Tyr. Que reste-t-il de cette ville superbe ? un misérable village, Sour, sur la presqu’île qu’occupait l’armée d’Alexandre. Quelques pauvres ballots de marchandises gisent çà et là sur ce sol que couvraient l’or, la pourpre et les aromates. Voilà donc cette reine des mers telle que l’a faite la malédiction d’Ézéchiel. Des blocs de granit sur le promontoire, un atterrissement où fut la jetée d’Alexandre, et rien de plus. Dieu, les hommes, la mer ont tout détruit.

À quelques lieues de Tyr, on rencontre Sayda ou Sidon, la tige des villes phéniciennes. Cette cité a pour toute défense un fort qu’une volée de canon réduirait en poussière.

Ancien port de Damas avant que l’émir Fakr el Din eût fait ensabler les passes de sa rade, Sayda a conservé d’assez nombreuses relations commerciales ; la ville compte une population de sept à huit mille âmes, dont deux mille sont, dit-on, des chrétiens maronites. Comme Tyr, sa sœur et sa rivale, Sidon n’a rien conservé de ses splendeurs passées.

Enfin les montagnes s’éloignent du rivage, la plaine s’élargit ; voici Beyrouth.


Beyrouth.

Le Liban, comme dernier plan, se détache gris et rose sur l’azur de l’éther ; à ses pieds, une vaste échancrure circulaire ronge les flancs de la montagne ; une plaine luxuriante de verdure occupe cet espace vide et vient mourir jusqu’à la mer, formant l’immense figure d’un croissant dont les extrémités s’avancent dans les eaux.

L’un de ces promontoires supporte la croupe abaissée d’une chaîne de montagnes qui s’entrouvre pour jeter un fleuve à la mer[2] ; l’autre est une belle colline boisée, ornée d’une ville dont les blanches maisons tranchent sur un fond de sombre verdure. Ces maisons, comme dans les pays très-chauds, percées de rares ouvertures, sont couvertes de terrasses et s’échelonnent jusqu’au sommet de la colline ; les derniers édifices reposent sur les rochers moussus de la grève et sur les débris des anciennes fortifications, que la mer vient blanchir de son écume.

Autour des remparts qui enserrent la ville s’épanouit une magnifique végétation ; des jardins coupent en carrés inégaux la surface de la colline, séparés par des haies de cactus et de nopals. Vers le centre, des palmiers, des mûriers, des caroubiers, forment une épaisse forêt, d’où surgit çà et là quelque muraille brillante de lumière. Au fond du tableau, le Sannin[3] élève ses dernières cimes, couvertes d’une neige éternelle.

À la fraîcheur de la végétation, aux légers cumuli dont se couvre le ciel, on se croirait en Europe.

  1. Jaffa est le point de la côte le plus rapproché de Jérusalem et lui sert de port ; la distance entre les deux villes est de treize heures environ.
  2. Le Nahr el Kelb.
  3. Le Sannin est le point le plus élevé du Liban.