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an. Les relations sociales étaient bien restreintes ; il fallait se borner à celles du curé et de un ou deux officiers. Le reste de la population, formant un total de deux cent cinquante individus, était composé de soldats presque tous mariés d’une façon quelconque ; de déportés et de quelques aventuriers qui vivaient là, provisoirement, comme ils auraient pu vivre ailleurs. De commerce point, de travaux agricoles, peu ; on avait défriché quelques petits coins de terre et on possédait deux ou trois petits troupeaux. Du reste, tranquillité parfaite ; les Patagons étaient de braves gens qui fournissaient les ménages de viande de guanaco, d’autruche, de vigogne, moyennant quelques poignées de farine, de feuilles de tabac et de biscuits[1]. Ils eussent bien aimé recevoir quelques bouteilles de vin, bon ou mauvais, et encore mieux d’eau-de-vie ; mais ce genre de commerce était interdit par les règlements et empêché du reste par la pénurie presque absolue de ces liquides, raison péremptoire et qui pouvait dispenser de la précédente.

Le gouvernement chilien tenait à la conservation de ce poste, non-seulement à cause de l’importance qu’il pourrait acquérir plus tard, en raison d’un riche gisement carbonifère voisin, si la marine du commerce, renonçant enfin à la pénible navigation du cap Horn, adoptait la route du détroit pour passer d’un océan à l’autre, mais aussi parce que la république Argentine élevait des prétentions sur la possession de la Patagonie, et que le pavillon chilien flottant en permanence sur le territoire contesté, témoignait de la volonté du Chili de conserver et défendre ses droits.

Campement sur le rivage de Port-Famine. — Dessin de E. de Bérard d’après l’atlas de Dumont d’Urville.

La métropole avait précédemment créé un établissement du même genre à quelques lieues de distance vers l’ouest, à Port-Famine ; mais une révolution qui bouleversa le gouvernement métropolitain fut cause aussi de la ruine de cet établissement. Les soldats et les déportés, guidés par un lieutenant d’artillerie, partisan d’un des compétiteurs à la présidence du Chili, s’insurgèrent contre le gouverneur représentant du parti opposé, le massacrèrent avec ceux qui voulurent le défendre et, emportant les armes, partirent sur un navire mouillé en rade pour aller rejoindre au Chili le prétendant, que soutenait l’officier chef du complot. Inutile de faire connaître la suite de cette histoire qui n’appartient plus désormais à la colonie de Magellan ; qu’il me suffise de dire

  1. Tous les voyageurs ont signalé l’avidité des peuples chasseurs qui ne se nourrissent que de viande, pour le pain et les farineux en général. C’est un fait qui trouve sa contre-partie dans la passion malheureuse pour la chair humaine, à défaut de toute autre, chez les peuples qui n’ont au contraire sous la main que des farineux. Je me suis appliqué, dans un travail déjà publié (voy. p. 130), à faire ressortir ces observations, qui me paraissent éminemment fécondes en déductions philosophiques, et j’ajouterai pratiques, si l’on veut civiliser les malheureux Calédoniens, et non pas les tuer pour des crimes atroces sans doute, mais auxquels les pousse peut-être un besoin fatal autant que leurs mauvaises passions.

    La science qui nous a tant donné, mais qui nous doit tant encore, nous dira un jour, d’une manière certaine et sans porter atteinte aux dogmes sacrés de la morale, la part qu’il faut faire pour l’exacte appréciation de la culpabilité d’un homme entre les impulsions fatales de sa nature physique et les libres déterminations de sa nature spirituelle. En attendant, elle nous donne l’explication plausible du fait intéressant que je viens de mentionner. Les peuples chasseurs, les Patagons se bourrent d’azote pour former leur sang et leur chair, mais manquent de combustible pour fournir au foyer pulmonaire et se réchauffer, voilà pourquoi ils demandent à grands cris de la farine, du vin, de l’eau-de-vie.

    Les insulaires qui n’ont pas d’animaux à manger, mais seulement des plantes tubéreuses et féculentes, ont du combustible de reste, mais sont en disette perpétuelle des éléments plastiques nécessaires pour entretenir leurs organes, refaire le sang qui se perd, réparer les muscles qui s’usent, entretenir leurs forces et leur vie, en un mot.

    Sans doute on peut vivre dans ces conditions fâcheuses, mais on vit plus difficilement, moins longtemps et moins bien. L’exemple de quelques anachorètes ne prouve rien, sinon que toute règle souffre des exceptions.